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Robot Ghosts and Wired Dreams

Couverture de l'essai Robot Ghosts and Wired Dreams

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale – et en particulier au cours de la dernière décennie – la science fiction japonaise a fortement influencé la culture populaire. Au contraire de la science fiction américaine et anglaise, ses exemples les plus populaires ont été visuels, depuis Gojira (Godzilla) et Astro Boy dans les années 1950 et 1960 aux chef-d’œuvres de l’animation Akira et Ghost in the Shell des années 1980 et 1990, alors que peu d’attention était portée à la science fiction en prose au Japon. Robot Ghosts and Wired Dreams remédie à cette négligence à travers une profonde exploration du genre qui connecte la science fiction littéraire à celle contemporaine en animation. Examinant un ensemble remarquable de textes – depuis le polar fantastique de Yumeno Kyusaku à la franchise interculturelle de films et de jeux vidéo Final Fantasy – cet ouvrage établit fermement la science fiction japonaise comme un genre aussi crucial que passionnant. (1)

Ce recueil d’articles d’universitaires américains et japonais, dont la plupart parurent dans l’éminent Science Fiction Studies et qui se voient ici repris sous la direction de Christopher Bolton, Istvan Csicsery-Ronay Jr. et Takayuki Tatsumi, explore les tout débuts de la science-fiction japonaise depuis les premiers exemples en prose des années 30 pour suivre son évolution jusqu’à nos jours en passant par ses mutations de l’après-guerre et des années 60 et 70. L’ouvrage fait en seconde partie les liens entre cette science-fiction littéraire et ses différentes incarnations audiovisuelles contemporaines en tâchant de montrer combien ce passage sur un média différent ne se fait pas forcément au prix de la qualité des idées. Tout au plus notera-t’on deux articles décevants ; le premier de Susan Napier dont l’examen d’Evangelion (Hideaki Anno, 1995) rappelle nombre des élucubrations de fanboys sur le sujet, bien qu’ici couvert par un dialecte intellectuel qui ne trompe pourtant personne, et le second de Livia Monnet dont le travail sur Final Fantasy : Les Créatures de l’esprit (Hironobu Sakaguchi, 2001) reste au mieux obscur.

Nombre des thèses défendues ne manquent pas d’audace, en particulier celle que présente Sharalyn Orbaugh sur le Ghost in the Shell de Mamoru Oshii (1995) et qui parvient à sortir avec autant de brio que d’originalité des réflexions récurrentes et pour tout dire vite lassantes sur l’allégorie de la caverne ou assimilé qu’on prête le plus souvent à cette œuvre décidément bien diverse. En dépit de quelques approximations envers la science-fiction occidentale, voire de confusions et même de franches erreurs ici ou là, ce dont on s’étonne peu de la part d’universitaires puisque ces gens-là méconnaissent souvent le genre, on se voit néanmoins très agréablement surpris par leurs différentes interprétations de cette incarnation du domaine qui montre vite bien plus de subtilité qu’elle peut en avoir l’air depuis chez nous où on ne trouve que les œuvres les plus commerciales ou bien les plus en vue. De plus, et comme on peut s’y attendre, cette science-fiction japonaise reprend à sa manière bien à elle les différents thèmes et les mutations principales du genre, reflétant ainsi sa culture nipponne dans le sens le plus large du terme.

Si je craignais de voir les différents articles s’abîmer dans les travers habituels, assez métaphysiques et plutôt poussiéreux, des érudits tendance littéraire qui le plus souvent ne connaissent rien ou presque des techno-sciences, et c’est parfois le cas, l’ensemble se montre malgré tout d’une excellente tenue, tout à la fois éclairant et maintes fois surprenant à plus d’un titre.

Pour les otakus comme pour les érudits de la science-fiction, ou plus simplement pour les esprits curieux désireux de se pencher sur une facette encore bien méconnue du genre.

(1) la traduction de ce quatrième de couverture est de votre serviteur.

Robot Ghosts and Wired Dreams: Japanese Science Fiction from Origins to Anime
University Of Minnesota Press, 15 novembre 2007
288 pages, env. 15 €, ISBN : 978-0-816-64974-7

Un Feu sur l’abîme

Un_Feu_sur_l-abime

L’expédition straumlienne est tombée sur un trésor aux confins de la Galaxie : une mine de programmes inconnus dans les Archives d’une civilisation disparue.

Mais, en l’explorant, elle éveille une Perversion, une Intelligence Artificielle qui ne songe qu’à soumettre et à détruire. Toutes les civilisations. Toutes les formes de vie.

Deux enfants parviennent à s’échapper. Ils emportent avec eux le seul remède possible. Mais ils sont incapables de diriger leur navire…

Parmi les mille et une définitions proposées de la SF figure en bonne place celle affirmant que « la science-fiction, c’est de la fantasy avec des boulons » et que, sauf erreur de ma part, formula le premier Terry Pratchett (1948-2015), par ailleurs un auteur de grande valeur que l’on vit mieux inspiré plus souvent que le contraire. À sa décharge, on peut rappeler qu’aux origines troublées du genre se firent de nombreux amalgames avec toutes sortes d’espèces cousines, comme dans le Cycle de Mars d’Edgar R. Burroughs (1875-1950) ou bien les Légendes du mythe de Cthulhu de Howard P. Lovecraft (1890-1937), entre autres. Les premiers récits de SF, en effet, parurent dans des pulps et souvent intercalés entre deux autres histoires appartenant à la fantasy ou au fantastique.

Si des distinctions nettes s’opérèrent assez vite, le grand public resta néanmoins hermétique au genre, pour des raisons qui n’ont pas leur place ici, et le succès de La Guerre des étoiles (Star Wars ; Georges Lucas, 1977) vint à point nommé pour ajouter de la confusion là où elle n’était pas nécessaire. Car avec son antagoniste majeur doté de pouvoirs en apparence magiques, sa princesse de l’espace prisonnière dans une forteresse, son contrebandier au grand cœur et son principal protagoniste apprenant l’usage d’une épée de lumière sous l’égide d’un vieux sage vêtu comme les mages d’antan, ce premier Star Wars présentait bien sûr tous les aspects de l’heroic fantasy transposés dans un univers de space opera. Ainsi s’imposa une vision du genre SF qui perdure encore auprès d’un certain public.

Voilà pourquoi on s’étonne de voir Vernor Vinge commettre Un Feu sur l’abîme car non seulement il n’en était plus à l’époque à son coup d’essai mais de plus il avait déjà démontré une fine connaissance du genre comme un réel talent d’écrivain ainsi qu’un intérêt marqué pour le thème de la singularité technologique, alors bien peu répandu. En bref, rien ne le prédisposait à s’enliser de la sorte dans cette épopée spatiale à l’exotisme certes loin des pulps déjà évoqués mais dont les fondements ne trompent personne : on retrouve bien là le vieux cliché de l’ancien mal jadis vaincu et à présent réveillé par des ignorants en quête de pouvoir, qui se jette à nouveau à la conquête de l’univers alors qu’un groupe d’aventuriers tout ce qu’il y a de plus hétéroclite se met en quête du seul moyen de vaincre ce terrible adversaire.

Il suffit de remplacer l’univers en question par n’importe quel royaume, qu’il s’agisse des Terres du milieu ou je ne sais quoi d’autre du même acabit, et on obtient le sempiternel récit manichéen dans la pure tradition du médiéval fantastique le plus classique – et ce, sans même évoquer le monde des Dards, une espèce de chiens télépathes encore au stade technologique du Moyen Âge, quel curieux hasard… Quant au reste, on y trouve une espèce d’aventure spatiale plus ou moins bien assez camouflée sous quelques bonnes idées pour à peu près parvenir à donner le change, sauf que ces divers axes s’avèrent bien trop mal exploités pour éviter à l’intrigue de se perdre dans la facilité du cliché parmi les clichés : la course-poursuite à travers les étoiles.

Livre bien trop souvent plébiscité par des gens qui feraient sans doute mieux de revoir leurs classiques pour se rappeler quelle direction doit éviter une SF prétendant à une certaine qualité, Un Feu sur l’abîme connut un succès inversement proportionnel à son intérêt et qui ne se dément toujours pas.

À vous de faire votre choix maintenant…

Note :

Ce roman ouvre le cycle Zone of Thoughts, qui se poursuit avec Les Enfants du ciel (The Children of the Sky, 2011) puis Au Tréfonds du ciel (A Deepness in the Sky, 1999).

Récompense :

Hugo, catégorie roman, 1993
Nebula (nominé), catégorie roman, 1992
John W. Campbell Memorial (nominé), catégorie roman, 1993
Locus (nominé), catégorie roman, 1993

Un Feu sur l’abîme (A Fire Upon the Deep), Vernor Vinge, 1992
Livre de Poche, collection Science-Fiction n° 7208, septembre 2005
800 pages, env. 8 €, ISBN : 978-2-253-07208-9

#On Vaut Mieux Que Ça

Couverture de l'édition française de l'essai #On Vaut Mieux que Ça« Nous rêvons d’un pays qui place ses citoyens au-dessus des critères d’équilibre budgétaire. Nous rêvons d’un pays qui garantisse à tous un environnement sain et durable. Nous rêvons d’un pays construit sur le bon sens, où la valeur des gens passe avant la valeur des choses. Nous rêvons d’un pays qui nous encourage à donner le meilleur de nous-mêmes. »

Dans un système dénué de sens, l’initiative #OnVautMieuxQueÇa parle à tous. Le 24 février 2016, un groupe de youtubers diffusait sur le Web une vidéo pour dénoncer le projet de loi Travail de Myriam El Khomri, qui fragilise encore un peu plus la jeunesse en France. Leur slogan est, depuis, devenu un cri de protestation pour toute une génération, pour tous ceux qui, confrontés aux galères du quotidien et à la précarité, veulent dire non à des solutions humiliantes, culpabilisantes et inefficaces.

Ce livre brise les chaînes du silence et de l’impuissance. Parce qu’il est temps d’exiger des vies dignes. Parce que, vraiment, on vaut mieux que ça.

Je me souviens de l’époque où le communisme a fini de s’effondrer. D’environ la vingtaine, je sortais du lycée avec mon bac dans la poche, tout soucieux de bien faire, et je croyais encore qu’il suffisait de travailler pour réussir. Son ennemi presque cinquantenaire enfin abattu, le capitalisme m’offrait toutes ses plus belles promesses. Et comme à peu près tous ceux de mon âge, je croyais en lui, pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait plus rien d’autre en quoi croire. Puis la réalité a peu à peu repris le dessus et le rêve américain, ou plutôt ce qu’il en restait a fini par me montrer son véritable visage. La désillusion prit son temps pour s’installer, avec son cortège de culpabilisations et de dévalorisations de soi, avant que je découvre divers auteurs contemporains qui partageaient les mêmes conclusions, avant que la crise des subprimes, enfin, dévoile la supercherie au grand jour pour tous ceux qui n’avaient pas encore saisi…

Notre système ne fonctionne pas. Parce qu’il ne sert qu’à engraisser les plus gros. Parce qu’il se nourrit de l’exploitation des plus faibles. Parce qu’il ne peut exister sans cette propagande destinée à nous conditionner à penser qu’il n’y a pas d’alternative. Parce qu’il repose sur le mensonge qui consiste à nous faire croire qu’il suffit de travailler pour réussir, quitte à y dédier nos vies. Parce qu’il fait de nous ses rouages avant de nous jeter quand il a fini de nous user, et parfois même sans nous avoir utilisé. Parce qu’il corrompt les dirigeants qui, après avoir goûté au pouvoir de l’argent, ne pensent plus au bien du peuple. Parce qu’il ne respecte que le court terme au détriment de ceux qu’il doit servir. Parce qu’il ne subsiste que par la soumission et la destruction. Parce qu’il détruit notre monde sans se soucier de demain. Parce qu’il nous détruit, nous. Parce qu’il est autophage.

J’aurais voulu que ceux de mon âge, cette génération appelée X, se révoltent en leur temps comme l’avaient fait leurs parents à leur époque, au tournant des années 60 et 70, même si beaucoup continuent à penser que ça n’a servi à rien alors que ces deux décennies-là comptent parmi les plus prolifiques de l’histoire et ce, sur tous les plans : je suis heureux d’avoir été élevé par des gens qui y ont participé, qui m’en ont transmis les valeurs, même s’il m’a fallu pas mal de temps pour en saisir le sens. Mais au lieu de nous révolter, nous somme restés inertes, passifs, nous avons subi parce qu’on croyait sincèrement que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire, parce qu’on nous avait enfoncé dans nos têtes qu’on était que des petits cons qui n’avaient rien compris à rien et qu’il fallait faire comme on nous disait, qu’on comprendrait plus tard. On nous a fait lâcher le flambeau.

Vous avez compris que cette chronique, ou critique, ou quoi que ce soit d’autre de cet acabit, n’en est pas une. Ce billet est un cri de cœur, ou un coup de gueule, ou je ne sais quoi parmi toutes ces choses qui viennent du fond des tripes où elles fermentent parfois trop longtemps. Je veux dire aux jeunes de France que je suis fier d’eux. Fier de les voir rassembler. Fier de les voir marcher dans la rue. Fier de les voir produire ces vidéos où ils disent ce qu’ils pensent sur l’actu, sur des sujets de société, sur le vaste vaudeville qu’est devenue la politique, et toutes ces autres choses que j’oublie ou bien que je n’ai pas encore pu trouver le temps de regarder en détail. Et tant pis s’ils n’ont pas toujours raison, la représentation qu’on se fait du monde ne peut pas être tout à fait juste, l’important est de ne pas la garder silencieuse, même si elle est banale : on ne peut pas bâtir ce qui n’existe que pour soi.

J’ai longtemps cru à un renversement de situation par la politique, par l’éveil des dirigeants ou du moins l’arrivée au pouvoir de gens dont les processus de pensée sortaient du moule. Mais depuis des années maintenant, je ne me fais plus d’illusions sur ce point car je sais que le changement ne viendra pas d’eux, ni aujourd’hui ni plus tard. Il viendra de là où il est toujours venu. De nous. On n’a pas besoin de leur autorisation pour se venir en aide les uns les autres, pour partager, pour créer, pour faire. D’ailleurs, il suffit de regarder autour de soi pour voir que ça a déjà commencé…

Quant à ceux qui trouvent que je me montre trop dur envers moi-même, qu’ils se rassurent : j’ai bien remarqué que beaucoup parmi les contestataires que j’évoque ici ont largement mon âge, et parfois même bien plus. Après tout, il n’est jamais trop tard pour bien faire.

#On Vaut Mieux Que Ça, Collectif
Flammarion, 27 avril 2016
44 pages, env. 3 €, ISBN : 978-2-081-39279-3

Le Capitalisme : Un Génocide structurel

Couverture de l'édition française du livre Le Capitalisme : Un Génocide structurel« Au fur et à mesure que les gens s’opposent à ce système meurtrier, ils trouveront dans Le Capitalisme : Un génocide structurel un guide indispensable. »
Joel Kovel, auteur de The Ennemy of Nature

« Il faut absolument lire ce livre… »
William I. Robinson, auteur de Latin America and Global Capitalism

« En s’appuyant sur des preuves convaincantes, Leech expose les effets destructeurs du capitalisme et montre qu’il n’y a qu’une seule alternative plausible… »
Samir Amin, auteur de Sur la Crise

Avec la précision d’un procureur aguerri et la force morale d’un prophète de l’Ancien Testament, Garry Leech révèle que la puissance qui gouverne le monde à notre insu est responsable de dizaines de millions de morts chaque année. Ses actes sont froidement calculés ; ses crimes, prémédités ; les preuves, indiscutables. Mais le monstre n’a pas de visage, ou plutôt il en a mille. Mu par une avidité sans limites, il contrôle tout, avale tout, détruit tout. Son nom : la mondialisation néolibérale ; son géniteur : le capitalisme.

Puisant dans l’histoire bouleversante des paysans dépossédés de leurs terres au Mexique et en Inde, dans celle des Africains qui meurent par millions chaque année faute de soins, Garry Leech démonte méthodiquement les mécanismes meurtriers de la mondialisation néolibérale et livre un réquisitoire implacable sur la nature génocidaire du capitalisme.

Ouvrage essentiel et révélateur, Le Capitalisme : Un génocide structurel ne se contente pas de dresser l’acte d’accusation du capitalisme et de remettre en cause la mondialisation néolibérale, il montre aussi comment les révolutions d’Amérique Latine peuvent établir les fondations d’une alternative mondiale viable, plus égalitaire, plus démocratique.

Dans le sillage de la crise financière globale et des coupes sombres budgétaires appliquées par les gouvernements dans le monde entier, tous les « Indignés » de la Terre, qu’ils participent au Printemps arabe, au mouvement Occupy Wall Street, aux révolutions d’Amérique Latine ou aux manifestations contre l’austérité en Europe, trouveront sans nul doute dans ce livre un guide pour continuer le combat.

Un terme en particulier ressort de la lecture du titre de cet ouvrage, celui de génocide, et au point qu’il occulte presque entièrement celui, plus obscur dans ce cas précis, de l’adjectif qui le suit – structurel. Cette notion de génocide structurel, pour le moins inhabituelle, prend une place importante dans les premiers chapitres du livre, car il s’agit bel et bien de l’argumentaire principal de l’auteur : non un génocide au sens qu’on lui attribue le plus souvent en référence aux exterminations nazies ou aux horreurs soviétiques, pour citer les plus connues, mais celui, plus insidieux, de génocide inhérent à l’organisation d’un système dont la vocation première ne consiste pas à détruire le plus possible de vies bien que le dit système donne pour résultat cette destruction, du moins une fois considéré à grande échelle. De ce point de vue, cet essai rappelle assez certaines des thèses de Frédéric Lordon dont une partie du travail, justement, tente de démontrer que les principaux problèmes actuels restent plus liés aux structures du système qu’aux actes individuels pris séparément.

Pour autant, Garry Leech n’essaie pas ici de dédouaner qui que ce soit et certainement pas les instances dirigeantes ni même les masses qui les suivent. Au contraire, il démontre avec la plus grande pugnacité non seulement l’inhumanité du capitalisme mais aussi la complicité de ceux qui vivent pour lui comme celle de ceux qui vivent par lui. Sur ce point, sa démarche s’avère salutaire, et en particulier quand il rappelle des éléments historiques, éloignés de plusieurs siècles ou de quelques années à peine, voire tout simplement actuels, car sans une telle mise en contexte, son ouvrage ne se différencierait guère des divers autres brûlots sur le même thème qui fleurissent depuis la crise financière.

Ainsi nous rappelle-t-il que le capitalisme s’est avant tout bâti sur la déportation de 12 millions d’africains vers les plantations de coton d’Amérique du Nord, et dont au moins un million et demi moururent durant la traversée, avant de soumettre les monarchies européennes pour s’en approprier les communs en forçant ainsi les populations rurales à s’entasser dans les villes où leur masse produisit un tel chômage que les ouvriers ne trouvèrent vite pas d’autre choix que d’accepter les conditions des grands patrons d’alors. Ceux-ci trouvèrent dans la révolution industrielle, orchestrée à partir du pillage systématique ainsi que du massacre des populations d’Afrique et d’Asie – car on oublie souvent que les fondations de notre modernité reposent sur des millions de morts –, un moyen d’accroitre encore plus leur domination sur ces paysans dépouillés de leurs terres avec pour corolaire de cette pauvreté accrue la délinquance, la prostitution et les trafics divers qui ainsi participèrent d’autant plus à miner la société de l’époque. Dans cette misère prirent racine les luttes sociales qui contribuèrent pour beaucoup à l’éclatement des deux guerres mondiales et leur cortège d’atrocités. Quant à la période d’après-guerre à aujourd’hui, elle se caractérise par une guerre froide qui se résume dans les grandes lignes par une série d’affrontements au moins indirects entre le capitalisme et le communisme puis, après la chute de ce dernier, à une prise de contrôle totale du monde que se partagent donc depuis plus de 20 ans les grandes corporations et autres transnationales à travers ce qui constitue la définition même du marché : croître et s’étendre, sans limite et encore plus sans morale.

Car il s’agit bien là de ce qui constitue le marché : un ensemble de règles plus ou moins tacites, plus ou moins scientifiquement établies – dans le sens où elles découlent de l’examen et du traitement de chiffres – dont les aspects humains restent exclus, de sorte que toute tentative de moraliser le secteur s’avère par définition vouée à l’échec. Le marché, en effet, ne peut subsister que par la soumission du plus faible qui, lui, ne peut exister qu’en devenant producteur de valeur, et ce tant qu’il reste soumis.

À ce stade de la démonstration, on entend souvent dire que « le capitalisme, ce n’est pas ça » avec pour principaux arguments que la bourgeoisie du XIXe siècle reste le premier artisan de la chute de l’Ancien Régime d’une part, et surtout que ce système pensé au départ pour permettre aux plus pauvres de s’enrichir, du moins si on en croit Adam Smith (1723-1790), demeure préférable au communisme et à ces millions de morts d’autre part. On pourrait recevoir cet argumentaire si on pouvait oublier que les marxistes dirent la même chose à l’époque où on dénonça les crimes de Staline (1878-1953), comme quoi on joue sur les mots quel que soit le côté de la barrière où on se place : en fait, l’autoritarisme centralisé du communisme de type soviétique et assimilés déboucha sur les excès qu’on connaît parce qu’il ne pouvait donner aucun autre résultat, de la même manière que le capitalisme aboutit toujours à l’exploitation des plus faibles, soit un recul de la civilisation au sens large, comme l’histoire le démontre à chaque fois depuis cinq siècles – au reste, on s’étonne toujours de voir des gens intelligents défendre un système décrit comme si idéal qu’il en sent bon l’utopie, celle-là même dont on sait très bien qu’elle se trouve condamnée à produire des horreurs. Ensuite, pour la libération des peuples du joug de la féodalité, il faudrait encore parvenir à écarter le fait historique que les bourgeois du XVIIIe siècle encouragèrent les révolutions en Europe avant tout parce que les monarchies restaient les principaux obstacles à l’extension du marché d’alors : formulé autrement, les révolutions populaires de l’époque constituent avant tout des coups d’état où des despotes laissèrent place à des tyrans avec l’aval d’un peuple manipulé – ce qui au fond définit une révolution…

Quant au dernier argument, souvent considéré comme le plus important, on l’avance vite en oubliant ou en feignant d’ignorer que le capitalisme tua lui aussi en quantités innombrables. Outre le million et demi d’africains morts en déportation évoqué plus haut, on peut citer le rôle des grandes compagnies de chemin de fer américaines qui incitèrent les gouvernants des États-Unis à se lancer dans la conquête de l’Ouest après la guerre de sécession avec pour résultat la mort de quatre millions d’indiens, mais aussi l’influence dans l’éclatement de la première guerre mondiale des lobbys de l’armement comme celle des inégalités sociales induites par le libéralisme sauvage de l’époque puisque l’assassinat de François-Ferdinand d’Autriche (1863-1914) ne constitua en fin de compte qu’un prétexte, sans oublier la seconde qui reste en grande partie imputable à la Grande Dépression due, elle, à la plus grande crise financière – c’est-à-dire capitaliste – de l’histoire. Hélas, la liste ne s’arrête pas là : cet ouvrage vous donnera l’occasion de voir comme elle peut continuer à s’étendre au moment même où j’écris ces lignes – j’y reviens juste après le prochain paragraphe.

Bien sûr, il peut paraître exagéré d’imputer ces monstruosités au capitalisme, du moins directement. Voilà pourquoi l’auteur parle de génocide structurel, soit de génocide découlant de la structure d’un système : si aucun capitaliste ne souhaita jamais ces dizaines de millions de morts, à la différence d’un Hitler (1889-1945) ou d’un Staline, il n’en reste pas moins que le système capitaliste provoqua ces abominations – de par sa fonction primordiale même, qui consiste à croître et à s’étendre, le capitalisme, en confisquant les richesses des plus faibles au profit des plus forts, produit des victimes en masse.

Sur ce point, l’auteur donne de nombreux exemples actuels. Il cite notamment celui des paysans du Mexique qui connurent à la fin des années 90 un sort semblable à celui des paysans européens au XIXe siècle quand l’accord ALENA entra en vigueur ; celui-ci stipulait que les nations concernées, États-Unis, Canada et Mexique, s’ouvraient au libre-échange mutuel en permettant ainsi aux denrées produites par les uns de circuler librement chez les autres, ce qui peut paraître un accord profitable à tous sauf qu’en tant que nation endettée le dernier cité de ces pays subit des restrictions budgétaires importantes imposées par le FMI et la Banque Mondiale, et à un point tel quel qu’il ne peut rivaliser avec les deux autres : ainsi, le Mexique se voit obligé de réduire les aides accordées à ses agriculteurs de sorte que ceux-ci se trouvent contraints de fermer leur exploitation et vont ainsi grossir le nombre des chômeurs dans les centres urbains, là où fleurissent précarité et exclusion avec tout leur lot de violence urbaine – criminalité, escadrons de la mort, etc. À présent, remplacez l’ALENA par ce TAFTA dont on nous parle depuis quelques années, et le Mexique par la Grèce : vous voyez ce qui attend l’Europe…

Encore plus fort : le marché de la santé en Afrique subsaharienne, là où pullulent toutes sortes de maladies pas toujours mortelles, du moins si on les soigne à temps ou bien avec les médicaments appropriés. À nouveau, les restrictions budgétaires, toujours imposées par les mêmes organismes internationaux qui sont en fait à la botte des pays industrialisés, empêchent les populations de ces pays de profiter de soins – devenus chez nous basiques – de par le coût même de ces traitements ; en d’autres termes, on possède les moyens de sauver ces gens mais on les laisse mourir parce que les soigner reviendrait pour les compagnies pharmaceutiques à se montrer philanthropes, et alors même qu’elles brassent des dizaines de milliards de dollars chaque année – au lieu de ça, elles préfèrent produire du Viagra pour des gens qui, eux, ont les moyens de payer quelque chose d’en fin de compte assez futile, du moins comparé à un traitement destiné à sauver une vie. Quant aux diverses aides pour le développement que reçoivent ces nations, on oublie souvent de préciser qu’elles les obligent avant tout à commander les quelques médicaments qu’elles importent aux pays du Nord en les faisant passer par des compagnies maritimes de ces mêmes pays : formulé autrement, tout l’argent qu’on leur donne revient dans nos poches de sorte qu’il ne leur laisse plus rien pour leur propre développement – ainsi restent-ils soumis au capitalisme, sans autre choix que de nous servir de main-d’œuvre, ce qui revient à dire que la mondialisation néolibérale n’est au fond que la poursuite de la colonisation par d’autres moyens. Maintenant, et sachant que les températures élevées de cette région du monde reste la principale raison derrière le fourmillement de ces maladies, qui trouvent dans la chaleur locale le parfait environnement pour se multiplier, vous imaginez sans peine ce qui résultera du réchauffement climatique, pour eux comme pour nous, quand nos températures avoisineront les leurs, et d’autant plus qu’on ne sait plus quoi faire pour saper la sécurité sociale…

Devant une telle démonstration de la nature génocidaire du capitalisme, il devient difficile, pour ne pas dire impossible, de défendre un tel système. Pourtant celui-ci perdure, et son existence repose sur deux piliers principaux : l’éducation et la coercition. La première s’effectue à travers ce qu’il convient d’appeler le « dressage » de la population. D’abord via un système éducatif qui place les enfants en concurrence les uns avec les autres en encourageant de la sorte leur instinct de domination mais aussi qui récompense les meilleurs en leur promettant la réussite sociale – toute relative quand on sait que les diplômes n’empêchent pas de devenir chômeur – ou bien tout simplement les conditionne à croire que rien ne vaut mieux que le capitalisme – quiconque a déjà essayé de faire entendre raison sur ce point à un élève sorti d’une école de commerce ou d’une faculté d’économie sait de quoi je parle – et qui relègue les plus malchanceux aux cursus les moins valorisés – là où le bagage culturel qu’ils s’approprieront ne leur permettra pas de développer les processus de pensée leur donnant la possibilité de questionner le système, ce qui au fond revient à une autre forme de conditionnement. Ensuite, via des médias toujours plus privatisés et qui en raison de leur possession, au sens strict du terme, par les grands groupes financiers ne peuvent se permettre de dévoiler les véritables faits à la population sous peine de voir leurs subsides coupées : au lieu de ça, ce système médiatique nous abreuve d’informations sans importance ou bien présentées de manière à en voiler les aspects cruciaux – il vaut ici d’insister sur le fait qu’il n’y a là aucun complot mais plutôt un ensemble d’intérêts individuels qui convergent tous vers le même résultat : en s’empêchant ainsi de révéler des nouvelles qui nuisent à leurs propriétaires, les médias participent en fait à la désinformation du public ; pour en savoir plus sur ce point, le lecteur se penchera sur le très recommandable documentaire de Gilles Balbastre intitulé Les Nouveaux Chiens de garde (2012) et en partie visible ici. Mais la manipulation la plus insidieuse tient encore dans les promesses de bonheur qu’offre le capitalisme : après tout, qui voudrait troquer le train de vie en apparence bien confortable d’un habitant du Nord contre celui bien plus précaire d’un pauvre du Sud ?

Enfin, la coercition prend plusieurs formes, telles que les sanctions économiques contre les pays qui n’entrent pas dans le rang, comme on put le voir il y a peu avec la Grèce d’Alexis Tsipras, ou bien carrément les diverses interventions, armées ou non, des nations du Nord contre les quelques pays du Sud qui leur posent problème à un moment ou à un autre ou bien qui possèdent des ressources convoitées. Parmi d’autres exemples, on peut citer l’Iran de Mohammed Mossadegh (1882-1967), le Guatemala de Jacobo Arbenz (1913-1971) ou l’Haïti de Jean-Bertrand Aristide ; mieux restée dans les mémoires car plus médiatisée, l’invasion de l’Irak par les États-Unis reste le parfait exemple de l’appropriation par un pays des ressources vitales d’une autre nation, dans ce cas précis le pétrole, d’ailleurs symbole du capitalisme par excellence : on peut ici rappeler que sans la destitution de Saddam Hussein (1937-2006), l’état islamique Daech ne poserait pas les problèmes qu’on connaît aujourd’hui. Il vaut aussi de souligner que de tels événements permettent d’ailleurs d’alimenter la machine médiatique qui peut ainsi détourner l’attention de la population des problèmes véritables, soit le besoin pour le capitalisme de s’étendre à tous prix, quitte à provoquer des guerres contre des peuples innocents qu’on va néanmoins taxer de terroristes pour justifier une intervention, celle-ci créant de nouveaux problèmes qui demandent une nouvelle intervention et ainsi de suite. Enfin, ces guerres incessantes permettent de justifier un budget militaire élevé qui, lui, va directement depuis les poches des contribuables dans celles des fabricants d’armes – on connaît le refrain : « la guerre, c’est la paix » mais chez nous, en fournissant des emplois, pas chez ceux qui reçoivent les bombes…

Voilà comment on en vient à se demander de quelle manière certains peuvent qualifier de naturel et d’inéluctable un système qui n’existe que depuis un demi-millénaire au mieux et qui par-dessus le marché s’est toujours imposé par la coercition, la violence, la manipulation, le chantage et la corruption : si le capitalisme méritait bien les qualités qu’on lui attribue, il existerait depuis toujours et non depuis à peine 0,5% du temps que l’humanité arpente la surface du monde, et surtout il se serait installé sans aucune des tragédies qu’il a produites.

Pourtant, il y a malgré tout un malaise chez les capitalistes, celui induit par une donnée assez récente dans l’inconscient collectif bien qu’on la sait assez ancienne : le réchauffement climatique qui, lui, pose au moins indirectement un autre problème, celui de la raréfaction des ressources, celles-là même sans lesquelles le capitalisme ne peut plus croître et s’étendre. Voilà une vérité scientifiquement établie, pour ne pas dire une évidence qui dérange tous ceux qui croient encore dans le système : il n’y a qu’une seule planète et elle arrive à ses limites. Preuve en est de ce malaise tous les efforts de désinformation, qu’on appelle pudiquement climatoscepticisme, pour tenter de faire croire à la population qu’il s’agit d’un mensonge. Il n’en est rien.

Alors, que faire ? Puisque l’auteur condamne le capitalisme sans appel, il paraît assez évident qu’il envisage la direction opposée comme solution et c’est précisément ce qu’il fait. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel socialisme : afin d’éviter les erreurs des tentatives du XXe siècle, il estime que le socialisme du XXIe doit reposer sur au moins un axe majeur, la décentralisation de l’autorité – soit l’élément que les communismes qu’on connaît n’envisagèrent même pas – avec l’État devant se contenter de répartir les richesses au mieux. Sur ce dernier point, on peut mentionner que l’auteur rejoint les préconisations de l’économiste Thomas Piketty telles que celui-ci les formule dans son ouvrage Le Capital au XXIe siècle (2013) qui fit grand bruit à sa sortie, et en particulier aux États-Unis, pour sa démonstration de l’accentuation dramatique des inégalités au cours des trente dernières années dans l’ensemble du monde, y compris au sein des pays du Nord – parmi d’autres aspects de ce livre dont on ne peut que recommander la lecture. Au reste, on sait depuis au moins la fin des années 70 qu’il y a bien assez de ressources pour tous dans le monde mais qu’elles se trouvent juste mal réparties.

Garry Leech propose une décentralisation de l’autorité dans un système de type socialiste, car il s’agit selon lui de la principale raison de l’échec de ce modèle socio-économique dans le passé : son incapacité de s’adapter aux réalités quotidiennes du peuple ainsi administré de par l’impossibilité pour celui-ci de porter ses revendications à la classe dirigeante – le système se trouve de la sorte condamné à évoluer dans le mauvais sens, ce qu’il fit d’ailleurs à chaque fois. Afin d’étayer sa thèse, l’auteur détaille un exemple actuel qui montre des avancées sociales tout à fait remarquables, du moins si on considère dans quel état ce pays se trouvait quand il adopta ce modèle : le Venezuela.

Quand Hugo Chavez (1954-2013) arriva au pouvoir, le Venezuela souffrait des réformes néolibérales imposées par le FMI et la Banque Mondiale dans les années 80 et 90 : les changements qu’introduisit le nouveau leader portèrent pour l’essentiel sur une nouvelle et surtout plus juste répartition des richesses, bien sûr jusqu’ici concentrées entre les mains des plus aisés, afin de non seulement améliorer la vie mais aussi les chances de succès de chacun ; comme il se doit, cette nouvelle distribution apporta son cortège de mécontents qui, sans surprise aucune non plus, se trouvaient parmi les plus riches et donc ceux qui se présentèrent comme dépouillés par le régime en place dans les médias qu’ils contrôlaient. Sur ce point de la répartition forcée des richesses, qui s’oppose donc à la théorie du « ruissellement » comme quoi l’augmentation des gains des plus riches se montre toujours bonne pour chacun puisque ces bénéfices se répercuteront forcément sur les plus pauvres, on peut préciser que la politique de Chavez devance de loin un récent rapport du FMI qui conteste cette vision néolibérale en démontrant que les inégalités portent préjudice à la croissance au lieu de la stimuler – plus de détails dans l’article de Claire Guélaud paru sur le site du journal Le Monde le 15 juin 2015 et intitulé Les inégalités de revenus nuisent à la croissance, mais aussi celui de Christian Chavagneux publié sur le site Alternatives Économiques le 10 décembre 2015 sous le titre FMI : La Mondialisation financière nourrit les inégalités.

Mais cette nouvelle distribution des moyens ne représentait qu’une facette de la politique de Chavez, et pas forcément la plus intéressante, car elle ne pouvait donner tout son jus que par la liberté d’usage accordée à chacun. Pour en permettre une utilisation vraiment constructive, l’État encouragea les initiatives des communautés locales par la démocratie participative : outre la cogestion ouvrière des industries d’État, 100 000 coopératives et 16 000 conseils communautaires se créèrent pour coordonner le savoir-faire de chacun au niveau local et venir en aide aux plus démunis. En quelques années à peine, le nombre de pauvres diminua de moitié alors que l’accès gratuit et égal pour tous à des soins médicaux et à l’éducation relevait le niveau de vie de l’ensemble de la population comme jamais le néolibéralisme ne parvint à le faire, bien au contraire.

À ce stade, on peut souligner que ce socialisme-là se différencie assez peu, au fond, de la social-démocratie, du moins dans le sens où des entreprises privées existent toujours au Venezuela et que l’État semble se contenter de redistribuer les richesses. Toute la différence avec les réformes sociales-démocrates du monde occidental à l’ère keynésienne tient dans cette démocratie participative qui parvient à éviter l’écueil de la centralisation autoritaire et déverrouille donc les forces vives du pays à l’échelle la plus modeste, c’est-à-dire les individus en premier lieux concernés par ces changements : en leur donnant ainsi constamment voix au chapitre, ce socialisme véritablement populaire s’assure de la satisfaction de leurs besoins premiers.

Et le chavisme ne s’arrête pas là. Pour mieux rendre la région indépendante vis-à-vis des institutions financières internationales comme le FMI et la Banque Mondiale qui jusque-là ne parvinrent qu’à des résultats mitigés, pour dire le moins, il fonda avec l’Argentine, le Brésil, la Bolivie, l’Équateur, le Paraguay et l’Uruguay la Banque du Sud, un organisme financier destiné à accorder aux gouvernements d’Amérique du Sud des prêts sans condition pour le développement. De plus, le Venezuela se trouve engagé avec l’ensemble de ses pays voisins dans une politique étrangère et un système d’échange basés sur l’entraide et la coopération au lieu de la concurrence meurtrière et le profit à tous prix ; on peut d’ailleurs ici noter que cet aspect du chavisme se place dans la continuité de conclusions scientifiques récentes sur la nature profonde de l’être humain, décrit par les chercheurs comme social et doué d’empathie, c’est-à-dire capable non seulement de percevoir la détresse de ses congénères mais aussi de souhaiter y mettre fin : pour plus d’informations, le lecteur curieux se penchera sur l’essai de Frans de Waal intitulé L’Âge de l’empathie (2010).

Au contraire de ce qu’affirment les chantres du néolibéralisme qui tentent bien sûr de protéger leurs intérêts, il existe donc une alternative au capitalisme débridé et celle-ci fonctionne bel et bien. Alors que les contestations vis-à-vis du système fleurissent partout, il paraît bon de se rappeler d’une part qu’elles trouvent leur justification dans la nature génocidaire du capitalisme, et d’autre part que penser une révolution n’appartient pas au registre de l’utopie. Je conclurais donc comme l’auteur de ce livre par le texte suivant :

Les gens prêts à mettre leur vie en jeu pour protester contre l’injustice capitaliste émergent partout, des États-Unis à l’Inde, la Chine et le Japon, de l’Amérique Latine à l’Afrique, du Moyen-Orient aux Europes de l’Ouest et de l’Est. Ils sont dissemblables et parlent différentes langues, mais leur nombre n’est pas aussi réduit qu’il le paraît – et la plus grande peur des dirigeants est que leur voix commence à résonner et à se renforcer mutuellement, en solidarité. Conscients que les courants actuels nous attirent vers la catastrophe, ces acteurs sont prêts à agir contre vents et marées. Déçus par le communisme du XXe siècle, ils sont prêts à « commencer à partir du commencement », qu’ils réinventent sur une base nouvelle. Dénoncés par l’ennemi comme de dangereux utopistes, ils sont les seuls à s’être vraiment éveillés des rêves utopiques qui tiennent la plupart d’entre nous sous leur joug. Ce sont eux (…) qui représentent notre unique espoir.

Slavoj Žižek
Après la tragédie, la farce !

Le Capitalisme : Un Génocide structurel – les mécanismes meurtriers de la mondialisation néolibérale (Capitalism: A Structural Genocide), Garry Leech, 2011
Le Retour aux sources, 5 octobre 2012
274 pages, env. 20 €, ISBN : 978-2-355-12046-6

le site de l’auteur
l’avis de L’Analyseur
– des extraits : Novopress, Lectures au peuple de France, Scriptoblog

Wired for War

Couverture de l'édition américaine du livre Wired for WarDans Wired for War, P. W. Singer examine la plus grande révolution en matière militaire depuis la bombe atomique – l’émergence de la guerre robotique. Nous sommes au tournant d’un changement majeur en technologies de guerre qui pourrait rendre réelles les prédictions de I, Robot ou de Terminator. Plus de douze mille systèmes robots sont à présent déployés en Irak. Des pilotes assis dans le Nevada tuent à distance des terroristes en Afghanistan. Et de nombreux auteurs de science-fiction travaillent comme consultants pour le Pentagone sur la nouvelle génération de robots tueurs. En se basant sur des démonstrations historiques comme sur des entretiens avec de très nombreux spécialistes, Singer montre combien la technologie change non seulement les stratégies militaires mais aussi les politiques, l’économie, les lois et l’éthique qui entourent la guerre elle-même. Bien que son analyse déconcerte, on ressent malgré tout un irrésistible attrait pour les innovations que dévoile l’auteur. À travers son regard, la guerre devient aussi fascinante qu’effrayante. (1)

Une idée bien précise sous-tend l’ensemble de faits et de réflexions qui constituent cet ouvrage. La notion somme toute assez neuve que demain ne sera pas la même chose qu’aujourd’hui, de la même manière qu’aujourd’hui n’est déjà plus la même chose qu’hier. Mais aussi qu’à travers la technologie, les rêves ainsi que les cauchemars d’antan prendront un jour forme. Un concept assez récent puisqu’il apparut avec la révolution industrielle il y a à peine un peu plus de deux siècles à présent et qu’aucune civilisation n’a encore complétement assimilé – d’où la résistance plus ou moins consciente de chacun à la marche du progrès (2).

Sous bien des aspects, d’ailleurs, et c’est bien ce qui nous intéresse ici, cette idée sous-jacente à l’ensemble de ce livre, comme quoi le progrès technique modifie peu à peu notre vie de tous les jours, constitue presque une définition de la science-fiction (3). Formulé autrement, il s’agit d’affirmer qu’au moins certaines des rêveries de la science-fiction, ou du moins ces extrapolations techno-scientifiques taxées de fantasmes par des gens souvent mal inspirés, débouchent parfois sur des choses bien concrètes. Il s’agit bien sûr d’une vieille lune mais que tout lecteur de Jules Verne ne pourra réfuter qu’avec une grande difficulté…

La nouveauté que présente Wired for War tient dans ce que cet essai – tout à fait passionnant par ailleurs – a été rédigé par un universitaire, P. W. Singer, et surtout un spécialiste mondialement reconnu de la guerre au XXIe siècle – soit un domaine dont on ne peut pas dire qu’il rassemble des élucubrations destinées aux adolescents plus ou moins attardés, bien au contraire. Or, la guerre se veut souvent une accélération de l’Histoire, dont les rejetons technologiques finissent le plus souvent par entrer de plein pied dans la vie de chacun : ainsi en est-il allé de l’aviation, de l’énergie atomique, de l’ordinateur, des réseaux, du GPS, etc.

Bref, de bien des façons, Wired for War légitime à lui tout seul près de deux siècles de littérature de science-fiction bien plus qu’ont pu le faire les meilleures œuvres du genre. En font la démonstration les citations en toutes lettres au fil des pages de ce livre de nombreux auteurs du domaine, des grands anciens comme Robert A. Heinlein (1907-1988), Isaac Asimov (1920-1992) et Arthur C. Clarke (1917-2008) aux plus actuels Greg Bear, Orson Scott Card ou William Gibson, comme des idées et concepts développés dans bien des ouvrages du secteur, mais aussi d’autres productions plus populaires comme les films, les bande dessinées ou même les jeux vidéo.

Pour cette raison au moins, tous ceux qui doutent encore de la pertinence de la science-fiction, quelle que soit la prétention de ses diverses incarnations sur les différents médias, se verront bien inspirés de reconsidérer leur jugement. Mais gare, car il se peut qu’ils se voient quelque peu bousculés par des concepts aussi novateurs que dérangeants, comme le transhumanisme ou la singularité technologique, que l’auteur traite ici avec le plus grand sérieux : c’est bel et bien le prix à payer pour un gain de sapience épistémologique – ce qui, du reste, représente bien une autre définition possible de la science-fiction…

Quant aux autres lecteurs, ceux déjà convaincus du bien fondé de la science-fiction, ils trouveront là des réflexions de fond sur la nature du progrès technique ainsi que sur son impact sur la civilisation à l’aune de ce qui reste encore à ce jour l’ultime incarnation de la barbarie mais à travers laquelle, pourtant, l’humanité accomplit des avancées qui comptent parmi les plus majeures.

(1) la traduction de ce quatrième de couverture est de votre serviteur.

(2) Jacques Ellul, Le Système technicien (Le Cherche Midi, collection Documents et Guides, mai 2004, ISBN : 2-749-10244-8).

(3) Isaac Asimov, introduction à l’Encyclopédie de la science-fiction (Compagnie Internationale du Livre, coll. Beaux livres, 1er trimestre 1980, ISBN : 2-7318-0001-1).

Note :

Nombre des questionnements exposés par l’auteur dans cet ouvrage ont pris ces derniers jours une tournure publique inattendue : le lecteur curieux pourra en apprendre plus sur Le Monde, WikiStrike, France 24, CitizenPost et Rue89, entre autres adresses.

En dépit de tout son intérêt, cet ouvrage reste à ce jour indisponible en français : il vaut néanmoins de mentionner que l’ensemble reste écrit dans un anglais aussi simple que lisible.

Wired for War: The Robotics Revolution and Conflict in the 21st Century
Peter Warren Singer, Penguin Books, décembre 2009
512 pages, env. 13 €, ISBN : 978-0-143-11684-4

– le site officiel de P. W. Singer (en)
– la page consacrée au livre sur le site de l’auteur (en)
– d’autres avis : DSI Presse, Foreign Affairs (en), Cato Institute (en)

Inventing Iron Man

Couverture de l'édition originale américaine de l'essai Inventing Iron Man: The Possibility of a Human MachineTony Stark combat les vilains et protège les innocents depuis qu’il a revêtu son armure mécanisée aux débuts d’Iron Man chez Marvel Comics en 1963. Au fil du temps, l’armure de Stark lui a permis de traverser les murs, devenir un jet humain, contrôler un immense réseau d’armes par la pensée seule, et réaliser d’innombrables autres exploits. Celui qui nous a expliqué comment devenir Batman tente maintenant de déterminer si la science – et l’humanité – peut dès à présent créer un véritable Iron Man.

E. Paul Zehr déconstruit physiquement Iron Man pour savoir comment les technologies actuelles permettraient de créer une armure semblable à celle de Stark. Avec son expertise scientifique et une immense créativité, Zehr examine comment l’armure d’Iron Man permet à Stark de devenir un super-héros. Il discute les prouesses ahurissantes que réalisa Iron Man pour vaincre des vilains tels que Crimson Dynamo, Iron Monger ou Whiplash, et comment de tels exploits pourraient advenir dans le monde réel. Ainsi, l’auteur découvre que la science approche du point où il sera possible de construire une armure comme celle d’Iron Man. Mais un super-héros ne se résume pas à une technologie. Zehr se penche aussi sur nos propres limitations physiques pour déterminer si une personne avec un entraînement de haut niveau pourrait devenir un super-héros en utilisant l’armure d’Iron Man.

En posant un regard scientifique sur les interfaces cerveau-machine et les extrêmes limites de la frontière entre les neurosciences et la plasticité neurale, Inventing Iron Man se place à mi-chemin des comic books de science-fiction et de la science moderne. Si vous pensez avoir ce qu’il faut pour devenir l’ultime héros cybernétique, alors ce livre s’adresse à vous. (1)

Comme tous les super-héros, le personnage d’Iron Man illustre entre autres ce désir éternel d’améliorer les capacités physiques de l’homme, voire même ces qualités intellectuelles dans une certaine mesure. Bref, de le modifier (2). Si le concept de scaphandre mécanisé servant à amplifier les facultés corporelles de son porteur apparut en 1937 dans les premiers épisodes du cycle des Fulgurs (Lensman ; 1934-1950) de E. E. « Doc » Smith (1890-1965), c’est néanmoins le roman Étoiles, garde-à-vous ! (Starship Troopers ; 1959) de Robert A. Heinlein (1907-1988) qui popularisa le thème en plus d’en inventer le pendant militaire – c’est-à-dire doté de blindage et d’armes ainsi que d’autres dispositifs pour transformer ainsi le soldat en un véritable tank à l’extrême mobilité. Ce modèle du concept devint vite le standard, au point qu’il apparut ensuite dans nombre d’œuvres dont certaines comptent parmi les plus marquantes de la science-fiction littéraire, comme La Guerre éternelle (Joe Haldeman ; 1975) ou Hypérion (Dan Simmons ; 1989), et encore jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans Les Légions immortelles (Scott Westerfeld ; 2003).

Il s’agit donc d’un thème ancien du genre, qui apparut plutôt tardivement dans les comics puisque les premières aventures d’Iron Man datent de 1963, mais qui au fond  relève de la même volonté de transformer l’homme évoquée plus haut, et ceci afin d’augmenter ses possibilités. Sous bien des aspects, à vrai dire, il s’inscrit tout à fait dans la lignée de ces figures mythologiques tels que les guerriers Persée et Cúchulain qui utilisaient, respectivement, un casque magique pouvant rendre son porteur invisible ou bien la lance fabuleuse Gae bolga ; mais on peut aussi évoquer, dans un registre peut-être un peu plus cartésien, d’un certain point de vue, les ailes artificielles d’Icare et de son père Dédale. Bref, la science-fiction, comme bien souvent, se contente ici de rationaliser des fantasmes ancestraux à travers les techno-sciences, ce qui au fond reste l’unique moyen de moderniser ces désirs et ce, à travers une maturation de ceux-ci (3).

E. Paul Zehr s’inscrit dans une démarche somme toute assez comparable sous bien des aspects : spécialiste reconnu des neurosciences et de la kinésiologie, ses travaux portent sur le contrôle neural dans la locomotion humaine, et en particulier dans l’interaction des bras et des jambes au cours de la marche, ainsi que sur la plasticité du réseau de neurones qui compose le cerveau, notamment dans une optique médicale. Avec un tel parcours, Zehr est très bien placé pour évaluer la faisabilité d’un dispositif semblable à celui de l’armure d’Iron Man ; hélas pour les aficionados du genre super-héros, le résultat final qu’il entraperçoit reste assez éloigné de ce qu’on peut voir dans les comics, et non seulement pour certaines raisons d’ordre technique mais surtout parce qu’un être humain se trouve dans l’armure.

Si la première partie de l’ouvrage se concentre sur la faisabilité technique du concept de scaphandre mécanisé, en se basant sur les plus récentes applications dans différents domaines, telles que le système HAL – pour Hybrid Assistive Limb – de la société japonaise Cyberdine Inc., que Zehr propose de coupler aux dernières avancées en matière d’interface neuronale directe, ses recherches s’orientent vite sur les aspects humains du problème qui, au fond, restent la limite inaltérable d’un tel projet. Et sur ce point, Inventing Iron Man… se montre assez vite bien moins optimiste que les diverses itérations du concept dans les productions de fiction, qu’elles soient littéraires ou artistiques, pour la simple et bonne raison que l’homme dans le scaphandre reste bien plus fragile que le métal qui le recouvre…

En fait, et même une fois laissée de côté toute la conception de l’objet, qui exige déjà un temps et une énergie considérables, il faut encore au porteur de l’armure toute une discipline journalière aussi rigoureuse que possible pour conserver une parfaite maîtrise du corps à travers lequel il contrôle son scaphandre : ceci comprend entre autre un entraînement permanent pour, par exemple, pallier à la déficience musculaire qu’implique l’utilisation d’un système capable de remplacer l’ensemble de la musculature du corps qui, si elle cesse d’être sollicitée, s’atrophie d’une manière comparable à celle des astronautes qui passent plusieurs semaines en apesanteur. Mais le système de contrôle par interface neuronale devient vite un problème lui aussi, d’abord parce qu’en tant que corps étranger le dispositif tend à être rejeté par l’organisme ce qui implique un traitement antirejet permanent et donc assez lourd – un tel traitement réduit la vigueur du système immunitaire qui protège l’organisme des infections et des intrusions virales – mais aussi parce que l’insertion de corps étrangers dans le cerveau fragilise considérablement celui-ci, au point que tout choc au crâne devient vite prohibé – un problème certain pour un super-héros qui se trouve sans cesse malmené par ses adversaires…

Pour autant, et parce que Zehr ne perd pas de vue qu’on apprend toujours mieux en s’amusant, il sait faire preuve de beaucoup d’humour dans ses diverses explications et autres exposés. Voilà pourquoi, au final, Inventing Iron Man… s’affirme aussi comme un passionnant ouvrage de vulgarisation scientifique, sur tous les éléments évoqués ici mais aussi bien d’autres que j’ai omis à escient afin de ne pas vous gâcher la surprise et qui joueront peut-être bien tous un rôle ou un autre dans le quotidien de chacun d’ici plus ou moins longtemps. À dire le vrai, il s’agit peut-être même du véritable intérêt de cet ouvrage.

Quant aux fans de super-héros, ils y trouveront malgré tout quelques belles occasions d’alimenter leurs rêves : c’est bien là au fond une marque propre aux ouvrages qui valent qu’on les lise.

(1) la traduction de ce quatrième de couverture est de votre serviteur.

(2) Bounthavy Suvilay, Robot géant : de l’instrumentalisation à la fusion (Belphegor, Dalhousie University, vol. 3, no 2, Terreurs de la science-fiction et du fantastique, 2004).

(3) Jacques Goimard, Du Surnaturel au supranormal, préface à Histoires de pouvoirs (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3770, 1975, ISBN : 2-253-00739-0).

Note :

En dépit de tout son intérêt, cet ouvrage reste à ce jour indisponible en français : il vaut néanmoins de mentionner que l’ensemble reste écrit dans un anglais aussi simple que lisible, et abondamment illustré.

Inventing Iron Man: The Possibility of a Human Machine, E. Paul Zehr
Johns Hopkins University Press, octobre 2011
224 pages, env. 20 €, ISBN : 978-1-421-40226-0

– le site officiel de l’ouvrage (en)
– d’autres avis (en) : Robert Frost, Books at the Beach, Examiner

Mobile Suit Gundam : Author’s Cut (fin)

Image tirée de l'artbook M.S. Era - Mobile Suit Gundam 0001-0080 - The Documentary Photographs Of the One-Year-WarSommaire :

1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur
4. L’innovation
5. La colonisation de l’espace
6. La métaphore
7. Le newtype
8. Conclusion et sources (le présent billet)

Conclusion

« Espoir » : voilà, selon Tomino, le message de Mobile Suit Gundam (1).

Espoir, car en dépit des menaces qui pèsent sur nous, qu’il s’agisse de la raréfaction des ressources comme du dérèglement climatique, parmi bien d’autres exemples, et de l’incapacité des politiques comme du système économique à faire face à ces épreuves, entre autres barrières, un futur nous attend. Sous bien des aspects, à vrai dire, l’espoir reste peut-être notre meilleur moyen de triompher de ces calamités. Notons au passage qu’il s’agit là d’une autre caractéristique de la science-fiction, un genre optimiste par excellence puisque même lorsqu’il décrit un univers post-apocalyptique, synonyme de mort par définition (2), il nous en présente les survivants, c’est-à-dire la possibilité d’un futur meilleur…

En effet, en dépit de son portrait d’un avenir sombre, pour dire le moins, le récit de Gundam parvient malgré tout à proposer des solutions, certes qui peuvent paraître d’abord bancales ou du moins inappropriées, voire franchement dangereuses, mais qui peuvent aussi donner des résultats positifs sur ce long terme qui seul permet d’écrire l’Histoire, c’est-à-dire l’avenir.

Voilà pourquoi, en fin de compte, le propos de fond de Gundam reste plus que jamais d’actualité. D’une part parce-que la nécessité d’un nouveau paradigme social se fait toujours plus pressant, et qu’il se concrétise à travers la colonisation de l’espace proche ou bien par d’autres moyens restant encore à définir – comme une meilleure répartition des richesses ou une lutte plus efficace contre les paradis fiscaux, par exemple. D’autre part parce-que Gundam nous rappelle ce en quoi consiste notre plus grande force : cette capacité d’adaptation unique en son genre qui a transformé au fil du temps une troupe de minuscules primates arboricoles tout juste bons à fuir le danger en l’espèce la plus plus apte à plier l’environnement à ses besoins – et même si, justement, ce pouvoir-là a amené son cortège de problèmes, et parmi ceux-là certains déjà cités ici. Certains affirment que notre époque appelle davantage d’empathie envers notre prochain, que la solution se trouverait dans des espèces de simili-newtypes qui laisseraient mieux s’exprimer leur sensibilité en communiquant plus facilement avec leurs semblables, et ils ont peut-être raison.

Bien sûr, tout ceci paraît à première vue assez cryptique, voire peut-être même naïf sous certains aspects. Pourtant, ce serait oublier un peu vite que la pensée de Tomino s’exprime à travers un langage asiatique, c’est-à-dire à base d’idéogrammes, ou plus précisément de logogrammes, soient d’éléments visuels au lieu de lettres. Pour cette raison, parce-que dans de telles civilisations le mot est une image, ce type de langage facilite une expression souvent très imagée et donc souvent métaphorique, voire même allégorique parfois – faute de meilleurs termes. De plus, le métier de réalisateur de Tomino et sa carrière artistique en général le prédisposent bien sûr à exercer son intuition à défaut de sa pure réflexion à proprement parler ; en fait, tout porte à croire qu’il exprime ses idées d’abord et n’en cherche les significations qu’après coup – ce qui, à y regarder de près, reste le lot de l’écrasante majorité des créatifs et même de certains penseurs.

De sorte que nombre des thèmes jetés par Gundam peuvent sembler incomplets, inaboutis, fragmentaires,… Tomino lui-même affirme que son ouvrage demeure un travail en cours, non terminé, et qu’il en découvre encore des significations parfois, qu’il s’agit au final bien plus d’un concept que d’une œuvre au sens strict du terme (3) – et même si tous ceux qui ont un jour tenté de créer quelque chose savent bien qu’une création n’est jamais vraiment finie. Mais pour imparfait qu’il soit, Gundam n’en demeure pas moins loquace, et dans ce qui semble des ratiocinements épars chacun peut trouver une part de vérité…

Ainsi, nombre de ces idées firent au fil du temps irruption dans le monde réel ou bien semblent sur le point de le faire. Non parce-que Gundam les avait inventées mais parce-qu’il les avait popularisées. Ce genre de privilège échoit souvent aux œuvres de science-fiction : en s’immisçant dans l’inconscient collectif par l’intermédiaire d’un appétit pour l’imaginaire, le récit introduit aussi le rêve d’abord, puis le désir ensuite de nouveaux possibles qu’on juge meilleurs, à tort ou à raison, qu’une réalité qui laisse à désirer, pour une raison ou une autre. À travers les fictions du genre, les moyens de la science se fraient un chemin dans la culture populaire et aident ainsi à en relever le niveau intellectuel.

Certains diront que c’est bien là la marque des grandes œuvres du genre : participer à alimenter la réflexion personnelle de chacun sur des problématiques actuelles – ou bien, dans le cas présent, qui perdurent depuis trop longtemps – afin de concourir à les résoudre, ou plus simplement d’en prendre conscience pour mieux alimenter le débat.

Pour cette raison au moins, donc, Gundam mérite bien toute votre attention.

Couverture de la dernière édition américaine du roman Mobile Suit Gundam: Awakening, Escalation, Confrontation

(1) propos tenus dans une conférence du 7 juillet 2009 au Club des Correspondants étrangers du Japon – la retranscription (en) du 14 septembre 2009 chez Anime News Network.

(2) Jacques Goimard, Le Thème de la fin du monde, préface à Histoires de fins du monde (Le Livre de poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3767, 1974, ISBN : 2-253-00608-4).

(3) conférence citée.

Sources

Abreviations used in “Gundam” (en), glossaire publié dans le premier numéro du magazine Mecha Press (Ianus / New Order Publications, janvier-février 1992).
Andrew Tei, Anime Expo New York – Yoshiyuki Tomino Panel – the daddy of Gundam! (28 septembre 2004) (en), retranscription d’un échange entre Tomino et le public lors de l’Anime Expo 2002 à New York.
Antonia Levi, Samurai from Outer Space: Understanding Japanese Animation (en) (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-812-69332-4).
Arte et ses différents documentaires…
Asimov’s Three Kinds of Science Fiction (en), article paru sur TVtropes.org.
Bandai’s Top Franchises: Gundam, Rangers, Dragon Ball (en), article paru sur ANN (18 février 2008).
– Bernadette Bensaude-Vincent, Se libérer de la matière ? Fantasmes autour des nouvelles technologies (INRA Éditions, 2004, ISBN : 2-7380-1185-3).
Bounthavy Suvilay, Robot géant : de l’instrumentalisation à la fusion (Belphegor, Dalhousie University, vol. 3, no 2, Terreurs de la science-fiction et du fantastique, 2004).
Christian Nutt, CEDEC 09: Keynote – Gundam Creator: ‘Video Games Are Evil’ (en) (2 septembre 2009).
Dominique Durocher, Space Flight (en) (Mecha-Press n°1, Ianus / New Order Publications, janvier-février 1992, ISSN : 1183-5443).
– Dossier Gundam, Animeland n°8 (Animarte, décembre 1992/janvier 1993, ISSN : 1148-0807).
– Fiche sur la série TV Mobile Suit Gundam dans l’encyclopédie en ligne d’ANN.
– Fiche sur Y. Tomino dans l’encyclopédie en ligne d’ANN.
Frans de Waal, L’Âge de l’empathie – Leçons de la nature pour une société solidaire (Les Liens qui libèrent, 2010, ISBN : 2-918-59707-4).
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885).
Gerard K. O’NeillThe High Frontier: Human Colonies in Space (en) (Collector’s Guide Publishing, 2001, ISBN : 1-896-52267-X).
Gérard Klein, Surhommes et Mutants, préface à Histoires de mutants (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3766, 1974, ISBN : 2-253-00063-9).
– Guilhem Bedos, Akira : 20 ans après, 2008.
– Guilhem Bedos, Le Bon, La Brute et le Truand (Sergio Leone ; 1966), 2010.
Gundam Unofficial (en).
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Yoshiyuki Tomino, interview accordée à Mark Simmons pour Anime News Network – la retranscription (en) sur le site d’ANN (23 octobre 2009).
Yoshiyuki Tomino, interview accordée à Chopsticks NY – Japanese Culture in New York pour la rubrique Celebrity Talk en page 2 de leur numéro de septembre 2009 (en).

Mobile Suit Gundam: Awakening, Escalation, Confrontation (Kidou Senshi Gundam)
Yoshiyuki Tomino, 1979-1981
Stone Bridge Press, 3 avril 2012
520 pages, env. 16 €, ISBN : 978-1-611-72005-1


Mordre au travers

Couverture de la dernière édition de poche du recueil de nouvelles Mordre au travers« Nue devant la glace elle regardait ce gros corps, cette montagne de graisse. Il ne ressemblait à rien. Même pas une femme, rien qu’un gros sac. A mi-voix elle se répétait : “Sale grosse truie, putain de sale grosse truie, grosse vache.” Les yeux pleins de larmes parce qu’il s’agissait bien d’elle »…

Évocations tranchantes d’un quotidien noir, de drames intimes ou de rêves inquiétants… Ces nouvelles disent violemment la Femme dans son désir ou son refus du désir, dans ses colères, ses hontes inavouées, ses excès d’amour ou sa folie meurtrière… La Femme blessée, humiliée ou bien vengeresse et autodestructrice.

La Femme humaine… Trop humaine ?

Onze textes et onze portraits de femmes, à travers des thèmes aussi divers, et parfois inattendus sur un tel sujet, que le meurtre, la prostitution, l’obésité, la misère, le suicide, la grossesse, la soumission, la perte, la tentation, la haine ou même la mutation – et ce dernier texte sera bien le seul à flirter avec l’imaginaire, ici à nette tendance SF d’ailleurs. Pourtant, et à dire vrai, il s’agit bien moins de féminisme post-80s que de déclarations d’amour à la femme en général – ce qui, à y regarder de près, ressemble assez à une certaine forme de féminisme contemporain, voire peut-être même pro-sexe.

C’est là qu’on doit se rappeler de l’orientation sexuelle de l’auteur, car Virginie Despentes aime bel et bien les femmes et ne s’en cache pas ; mieux, elle considère cet amour-là comme une libération vis-à-vis de la phallocratie – ce qui permet de rejoindre à nouveau une forme de féminisme radical, pour dire le moins. Or, la libération reste bien le leitmotiv de fond pour chacun de ces textes, ou presque, mais sans pour autant qu’elle se veuille salvatrice… Pour cette raison, la violence tant physique que morale reste au cœur de chaque récit : c’est bien le prix de la liberté après tout.

Si vous souhaitez mieux connaître les inspirations de Virginie Despentes avant de plonger plus profond dans son œuvre, Mordre au travers s’affirme comme une lecture indispensable. Et pour ceux d’entre vous désireux de découvrir un point de vue aussi acéré que dérangeant sur un présent encore bien tenace, ce recueil reste tout à fait recommandable : près de quinze ans après, les tendances qu’il illustrait à l’époque de sa publication n’ont fait après tout que se radicaliser.

Mordre au travers, Virginie Despentes, 1994-1999
J’AI LU, collection Librio n° 308, septembre 2008
122 pages, env. 2 €, ISBN : 978-2-290-01154-6

– des articles, critiques et entretiens avec l’auteur
– d’autres avis : Domino, Froggy’s Delight, Contes défaits, Les Gridouillis,

Mobile Suit Gundam : Author’s Cut (7)

Image tirée de l'artbook M.S. Era - Mobile Suit Gundam 0001-0080 - The Documentary Photographs Of the One-Year-WarSommaire :

1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur
4. L’innovation
5. La colonisation de l’espace
6. La métaphore
7. Le newtype (le présent billet)
8. Conclusion et sources

Le newtype

Véritable colonne vertébrale de Mobile Suit Gundam, le concept newtype demeure à ce jour encore la marque de fabrique de Tomino qui, seul, l’a abordé dans ses scénarios, qu’ils soient écrits, fixes ou animés, en lui donnant une place véritablement centrale. Pour cette raison, il ne se trouve que dans les productions de la franchise réalisées par lui – à l’exception notable de Mobile Suit Gundam: The 08th MS Team (Takeyuki Kanda & Umanosuke Iida ; 1996) où, cependant, il joue un rôle somme toute assez mineur (1). Néanmoins, sa place et son rôle dans l’ensemble de la franchise font qu’il mérite qu’on s’y attarde.

Si ce concept resta longtemps assez obscur, la structure même du terme newtype – de « new » signifiant nouveau et « type » qu’on peut bien sûr traduire par type, mais dans le sens de genre ou encore de modèle, voire même d’espèce – permet d’affirmer qu’il suppose l’idée d’une descendance de la race humaine, d’une évolution d’Homo sapiens. Bref, de ce qu’on se trouve souvent tenté de qualifier du terme assez lourd de sens de « surhumain » même si, au fond, il ne s’agit que d’une étape suivante de l’adaptation du genre humain à son milieu.

Alors, pour commencer, qu’est-ce qu’un surhumain ?

Au-delà des différents gadgets qu’on lui attribue, qu’il s’agisse de capacités physiques supérieures ou de perceptions extrasensorielles, soient d’espèces de « super pouvoirs » en fin de compte assez superposables les uns aux autres dans le sens où ils se réclament plus ou moins tous du thème de l’invincibilité (2) en se cantonnant à un ascendant coercitif sur les humains moyens, c’est-à-dire qu’ils se bornent à illustrer le triomphe de la force brute sur la raison, « le surhomme est d’abord l’enfant de la défiance vis-à-vis de l’homme » (3). Du moins si on retient comme contexte celui de la période historique qui suivit immédiatement la Première Guerre mondiale et où la notion moderne de surhomme trouve ses origines : en effet, devant les capacités que venait de démontrer l’espèce humaine à s’autodétruire, il fallait bien théoriser quelque chose de mieux que l’humain, qui en quelque sorte lui survivrait pour mieux poursuivre sa mission (3). Or, dans Gundam, le surhomme newtype apparait justement au cours d’une autre guerre, celle d’Un An, où l’espèce humaine, encore une fois, transcenda les limites de l’horreur…

Bien sûr, il tombe sous le sens que des newtypes existaient déjà avant que Zeon déclare sa guerre d’indépendance à la Fédération. Ainsi en va-t-il de toutes les évolutions : elles n’apparaissent pas brusquement mais au contraire résultent d’un processus progressif – nous y reviendrons. Mais, comme la plupart des conflits militaires, la Guerre d’Un An joua le rôle d’accélérateur de l’histoire, au cours duquel certaines découvertes et leurs applications subséquentes trouvèrent une utilité qu’on ne soupçonnait pas auparavant. Nous avons déjà eu l’occasion de voir dans une partie précédente comment le mobile suit devint un élément prépondérant de la guerre spatiale dans l’avenir que présente Gundam ; le newtype, au fond, s’inscrit dans un mouvement comparable : toute la différence tient dans ce qu’il ne s’agit pas ici d’un élément artificiel et mécanique mais d’un élément naturel et vivant. Là aussi, nous y reviendrons plus loin ; pour l’heure, tâchons plutôt de cerner le concept newtype en termes aussi objectifs que possible, et en considérant bien sûr les connaissances scientifiques telles qu’elles sont présentées dans l’univers de Gundam.

Artwork du MS-06Z Psycommu System Zaku

MS-06Z Psycommu System Zaku : un prototype de mobile suit équipé du système psycommu qui permet à un pilote newtype de contrôler son appareil avec le plus haut degré de précision possible.

Selon le professeur Flanagan, de l’institut éponyme, l’établissement responsable des recherches les plus abouties sur le sujet à l’époque de la Guerre d’Un An, le newtype ne présente aucune des caractéristiques d’un génie, ni même d’un surdoué car son Q.I. et ses aptitudes intellectuelles, littéraires et artistiques en général restent dans la moyenne de la population. En fait, il s’agit avant tout de gens non seulement capables de se pencher sur plusieurs problèmes en même temps mais aussi de projeter leurs pensées vers d’autres newtypes ; ce dernier point est le plus important : il ne s’agit pas de personnes capables de lire les pensées des autres, c’est-à-dire d’entrer par effraction dans leur esprit, mais de rendre leurs pensées intelligibles à la perfection pour les gens comme eux. En d’autres termes, alors que la télépathie consiste dans la plupart des œuvres de science-fiction à lire les pensées d’autrui et appartient donc de la sorte au domaine de la perception (4), la projection de pensées du newtype, elle, appartient nettement au domaine de l’expression. Les newtypes s’avèrent donc bien mieux capables de se comprendre entre eux que n’importe quels êtres humains, y compris les plus intelligents et les plus érudits. Enfin, et peut-être plus anecdotique, du moins dans le sens où le récit de Gundam se borne pour l’essentiel à utiliser ce dernier ingrédient dans les scènes d’action, le newtype dispose d’un sens de l’intuition supérieur à tout ce qu’on a jamais pu observer – et pour autant que la science s’avère bel et bien capable de mesurer une qualité aussi ésotérique, faute d’un meilleur terme…

On le voit, ces données brutes se montrent en fin de compte assez peu satisfaisantes, incapables qu’elles sont de nous renseigner sur la portée humaine véritable du concept newtype – sur ce qu’il peut effectivement changer dans la civilisation humaine au lieu de ce qu’il se borne à être.

Sur ce point, l’avis de Zeon Zum Deikun nous intéresse davantage. Selon ce penseur et révolutionnaire, le newtype reste avant tout un homme normal mais disposant d’une intuition immensément développée et d’une humanité unique. Si le premier des deux concepts cités ici – l’intuition – reste aussi obscur que dans l’explication précédente, le second – l’humanité – se montre plus clair sur le plan scientifique, surtout à la lumière d’études récentes menées depuis le milieu des années 90 à peu près par des spécialistes des grands singes mais aussi des préhistoriens, et aussi paradoxal qu’il puisse paraître au premier abord de tenter de lier ces deux domaines – je parle bien à présent de recherches réelles menées par des scientifiques sérieux, non d’études fictives plus ou moins farfelues accomplies par des personnes imaginaires et destinées à rendre l’univers de Gundam plus crédible par ses créateurs. Encore que les chercheurs dans ces secteurs du comportementalisme animalier et de la paléontologie parlent plus volontiers d’empathie et de développement de structures sociales, respectivement. Il vaut d’ailleurs de mentionner que ces études amenèrent peu à peu la communauté scientifique à reconsidérer d’un œil neuf la théorie de l’évolution, ceci non dans le but de la contester mais bel et bien de la compléter avec des éléments moins concrets sur le plan matériel que des caractéristiques physiologiques ou génétiques héritées de comportements bien précis dans un milieu naturel – la compléter avec des éléments en quelque sorte civilisationnels, là encore faute d’un meilleur terme.

Artwork du MSN-01 High Mobility Psycommu System Zaku

MSN-01 High Mobility Psycommu System Zaku : une évolution majeure du MS-06Z où les jambes du mobile suit sont remplacées par des propulseurs verniers à très haut rendement de poussée qui améliorent considérablement la mobilité de l’appareil.

Pour faire bref, si l’empathie permet aux individus de mieux comprendre leurs besoins mutuels et réciproques afin de se soutenir les uns les autres au sein d’un groupe (5), les structures sociales, elles, permettent de développer des techniques d’entraide et de coopération dans le but d’accomplir des desseins plus vastes que ceux à la portée d’individus isolés. Inutile de préciser qu’empathie et structures sociales restent, au fond, les deux facettes d’une même pièce, que l’une et l’autre s’épaulent et se complètent.

Ainsi, de nombreux chercheurs pensent que si l’Homme de Néandertal disparut, alors que ses capacités physiques dépassaient celles d’Homo sapiens et que ses capacités intellectuelles étaient au moins égales, et alors même que nous avons toujours entretenu des relations cordiales avec notre cousin – des restes découverts démontrent même que nous avons partagé nos demeures avec lui –, c’est parce-que ses capacités d’empathie et ses structures sociales étaient moins élaborées que celles de nos ancêtres. Néandertal s’avérait donc moins capable de venir à l’aide de ses congénères que nos très lointains aïeuls (6). Or, à l’époque de grandes fluctuations climatiques où il disparut, ces qualités d’entraide et de coopération dans lesquelles excellaient déjà Homo sapiens s’affirmaient comme décisives dans la survie d’une espèce à un moment où les conditions de vie se montraient particulièrement rudes.

Dans un registre semblable, on peut bien sûr citer la transmission des techniques de chasse comme celles de taille des silex qui, transmises de générations en générations, permirent peu à peu aux hominidés de s’affirmer comme l’espèce la mieux adaptée de la planète alors qu’il s’agissait au départ d’une des plus faibles, qui fuyait se réfugier dans les arbres devant n’importe quel prédateur ; de même, l’agriculture qui, comme on l’a d’ailleurs déjà vu dans une partie précédente, permit de fonder la civilisation, ne put se développer que grâce aux efforts conjugués de plusieurs groupes d’humains qui, dans ce but, durent apprendre à s’organiser pour mener à bien les différents travaux de labourage comme ceux de détournements de cours d’eau pour irriguer les sols, parmi d’autres efforts. L’Histoire regorge d’exemples où ces capacités d’entraide et de coopération tout comme l’importance des structures sociales firent toute la différence et permirent ainsi à l’Homme d’en arriver au fil des millénaires au niveau de civilisation qu’il connaît aujourd’hui. Au contraire de ce qu’affirment beaucoup trop de gens, surtout dernièrement, l’homme n’est pas un loup pour l’homme, pas plus que le progrès s’est bâti sur la compétition perpétuelle – et il ne s’agit pas là d’interprétations philosophiques ou assimilées mais bel et bien des résultats de recherches scientifiques aussi rigoureuses que possible…

Entendons-nous bien cependant. Il n’est pas question ici d’affirmer avec une naïveté plus ou moins affligeante que le « bon sauvage » des temps jadis s’avérait bien plus humain que nous et que la préhistoire peut se comparer à une sorte de paradis perdu. Bien au contraire, il s’agit de souligner que si nos ancêtres parvinrent d’abord à survivre dans des conditions de vie aussi difficiles, puis à développer des techniques de survie à l’efficacité prouvée, et enfin à construire des sociétés qu’ils réussirent à garder isolées de la loi de la jungle pendant autant de millénaires, c’est bel et bien en se serrant les coudes contre l’adversité perpétuelle d’une nature ultra-violente qui ne pardonne aucune erreur. Notons au passage que le parallèle avec la situation économique et sociale actuelle se fait de lui-même, tout en gardant à l’esprit que notre présent reste bien sûr d’une immense clémence par rapport aux temps préhistoriques.

Image tirée de l'artbook M.S. Era - Mobile Suit Gundam 0001-0080 - The Documentary Photographs Of the One-Year-WarEt, pour en revenir à notre sujet initial, le parallèle s’établit aussi tout seul avec l’univers de Gundam où l’Homme se lance depuis peu à la conquête de l’espace, celui-là même qui reste le milieu le plus défavorable à la vie qu’on connaisse. En d’autres termes, le newtype s’affirme surtout comme l’adaptation de l’Homme à cette nouvelle forme de civilisation qu’induit la colonisation de l’espace et que nous avons déjà examinée en détails dans une autre partie précédente de ce dossier. Dans cet avenir où l’espèce humaine s’aventure en orbite proche, les conditions de vie présentent une rudesse alors jamais vue dans toute l’Histoire connue, qui demande donc une évolution majeure du genre humain. L’intuition et l’empathie que Deikun attribue au newtype servent par conséquent à ce dernier, dans un tel contexte, à mieux coopérer avec son prochain afin d’assurer sa survie et par extension celle de toute l’espèce ; quant à sa capacité à se pencher sur plusieurs problèmes en même temps que lui prête le docteur Flanagan, elle lui sert à mieux maîtriser cette technique dont il dépend entièrement dans ce milieu par définition impropre à la vie.

La boucle est donc bouclée maintenant que nous avons fini d’examiner le comment. Reste encore à nous pencher sur le pourquoi, au sens littéraire du terme, afin de tenter de saisir pour quelle raison Tomino inséra ce concept newtype dans son récit en lui donnant un rôle aussi central.

Car le newtype n’est pas un de ces mutants dotés de pouvoirs mentaux auxquels une certaine science-fiction souvent assez simple nous a habitués, et encore moins un super-héros de carnaval dont l’unique fonction consiste à ajouter des scènes d’action en fin de compte tout à fait gratuites dans des productions populaires destinées à un public peu exigeant ; il ne s’agit pas non plus d’un bête élément narratif dont l’unique fonction consiste à faire avancer l’intrigue en fournissant un moyen ponctuel à un ou plusieurs protagonistes du récit pour résoudre un problème lui aussi tout autant passager, et qui s’affirme donc de la sorte incapable d’illustrer quelque véritable problématique que ce soit ; enfin, il n’entre pas non plus dans le registre du courant New Age ou assimilé qui, pourtant, avait le vent en poupe à l’époque de la création de Gundam, même s’il entretient avec celle-ci des analogies qu’il semble toutefois plus pertinent de mettre sur le compte des origines asiatiques communes entre ce courant spirituel et le concept newtype – nous y reviendrons là aussi. Peut-être plus ésotérique encore, le newtype se présente en fait comme une sorte d’« homme nouveau » dans un monde tout aussi nouveau, un monde encore à venir à l’époque de la Guerre d’Un An, celui d’après la Fédération et du règne de la Terre sur les colonies spatiales, où la race humaine partira enfin accomplir son destin dans l’espace, au prix toutefois d’un ancien modèle de civilisation désormais obsolète.

Entre les théories du docteur Flanagan, qui annoncent une transformation à la portée de toute l’humanité, et les réflexions de Deikun, qui voit un être à l’empathie supérieure, le newtype se place surtout dans la continuité logique de l’antimilitarisme caractéristique de Gundam en s’affirmant comme la parfaite solution pour éviter les conflits en général et en particulier les guerres : à travers une meilleure compréhension de l’autre, de ses besoins et de ses désirs, un entendement ici permis par la capacité de projeter ses pensées le plus clairement possible vers l’interlocuteur et doublée d’une intuition sans égale, une civilisation de newtypes s’avérera tout à fait à même d’avancer de concert vers un futur meilleur. Notons au passage que le Gestalt décrit par Theodore Sturgeon (1918-1985) dans son roman Les Plus qu’humains (1953), un grand classique de la science-fiction et notamment du thème du surhomme dans le genre (7), n’est pas très loin, mais surtout qu’on retrouve assez nettement dans ce concept newtype une des multiples définitions de la science-fiction qui « est à l’origine un genre intellectuel issu de l’utopie et son objectif n’est pas de chanter la guerre, mais de la dénoncer comme un désordre et un scandale et de décrire les moyens propres à l’éviter » (8).

Line art du mobile armor MAN-03 Braw Bro

MAN-03 Braw Bro : ce mobile armor conçu pour un pilote newtype possède des canons à particules disposés sur des extensions mobiles contrôlées par câbles qui peuvent se séparer du corps principal de l’engin afin d’attaquer une cible de plusieurs directions à la fois, en tirs croisés.

Pourtant, et parce-qu’ils se situent dans la tradition darwinienne qui repose sur une évolution progressive des espèces, pouvant s’étendre sur des milliers ou des dizaines de milliers, voire même des centaines de milliers d’années au moins, les newtypes présentés dans le récit de Gundam restent avant tout des individus isolés et donc inaptes à changer quoi que ce soit par eux-mêmes : ainsi deviennent-ils les jouets des puissances étatiques en guerre qui ne voient en eux qu’un moyen de remporter des victoires militaires alors pourtant qu’ils représentent bel et bien « le descendant, l’étape provisoire d’un processus naturel, le rejeton fragile qu’il faut protéger et chérir » (9).

La faute en revient ici, explique le récit, pour la plus grande part aux Zabi qui, d’une part, plongèrent la sphère humaine dans le chaos de la Guerre d’Un An et, d’autre part, employèrent comme pilotes de mobile suits le potentiel des quelques newtypes sur lesquels ils parvinrent à mettre la main et qu’ils considéraient comme des monstres pour commencer – à l’instar, d’ailleurs, des pontes de la Fédération. Bref, c’est de leur raisonnement de « old types », c’est-à-dire qui s’appuie sur des réflexions à l’ancienne, en suivant donc des processus de pensée d’avant la colonisation de l’espace et par conséquent mal adaptés à cette nouvelle ère, que la compréhension mutuelle permise par le newtype s’effaça devant le conflit. Quant à ce qu’il adviendra de ces newtypes après la guerre, où ils ne servent au fond que d’outils de destruction à la solde des politiques, quel que soit leur bord, et si les premiers concernés se demandent bien sûr s’ils seront héros, bourreaux, victimes ou boucs émissaires selon dans quel sens soufflera le vent de l’opinion publique une fois la paix revenue, rien n’est moins sûr pour eux…

À vrai dire, pourtant, leur déploiement au combat et le nombre toujours croissant de leurs victoires, y compris sur des pilotes bien plus expérimentés, amènent ces surhumains eux-mêmes à redouter l’idée de devenir rien de moins que de pures machines à tuer une fois parvenus à un certain niveau de développement ; en témoigne le personnage d’Amuro qui en vient à souhaiter pouvoir se débarrasser du Gundam lui-même dont la mécanique pourtant optimale finit par s’avérer trop lente pour ses réflexes supérieurs et lui donne l’impression de l’handicaper : le pouvoir du newtype, ici, finit donc par corrompre le pilote en quelque sorte. On s’en étonne d’autant moins que, suivant la tradition du surhomme nietzschéen, qui transpire littéralement de Gundam (10), le newtype évolue entre autres en se mesurant sans cesse à un adversaire digne de lui (11) : si le premier livre du roman porte pour titre Awakening c’est parce-que c’est de son combat contre Lalah Sune que s’éveillent pleinement les capacités de newtype jusque-là latentes d’Amuro, et c’est dans le second volume, lors de son affrontement avec Kusko Al – qui s’affirme comme une adversaire bien plus redoutable que Lalah – que ces dons parviennent au niveau supérieur de puissance ; c’est donc bel et bien dans la guerre que se révèle une des dérives possibles de ce chaînon suivant de l’évolution prôné par Zeon Zum Deikun, dérive qui s’oppose donc radicalement aux idéaux contolistes de ce dernier. À vrai dire, ce surhumain s’avère en fin de compte bien humain, ce qui soit dit en passant ne surprend guère de la part de l’auteur du récit, et même si cette corruption dont le newtype devient victime reste avant tout une conséquence des pressions d’une époque où des tensions sociales très fortes et restées irrésolues pendant trop longtemps se cristallisèrent sous la forme de la Guerre d’Un An

Pour en finir avec ce chapitre, nous pouvons encore nous pencher sur au moins deux éléments qui persistent peut-être à échapper au lecteur. Le premier concerne le lien, dans Gundam et à travers le newtype, entre le concept de surhomme en général et le genre mecha en général, lien d’ailleurs déjà évoqué dans la seconde partie de la biographie de Tomino. Si nous avons vu que le domaine mecha entretient de fortes analogies avec celui des super-héros, en présentant des personnages a priori normaux acquérant des capacités surhumaines grâce au pilotage d’une machine, et si on admet que le super-héros n’est au fond qu’une extension du thème du surhomme, alors le genre mecha s’affirme par définition comme une autre extension du même thème : rien de surprenant ici puisque cette problématique se trouve évoquée dès les premières planches du manga Mazinger Z (1972) de Go Nagai, une autre œuvre fondatrice du domaine.

Line art du mobile armor MAN-08 Helmet

MAN-08 Helmet : ce mobile armor destiné aux newtypes d’élite est équipé de « bits » (ici représentés en bas à droite), des canons à faisceau mobiles et indépendants du corps principal, que le pilote manipule par la pensée pour attaquer à très hautes vitesses des cibles très éloignées.

Ce fait appelle cependant deux remarques. D’abord que cette extension du thème du surhomme dans le genre mecha se base sur la technique, un élément jamais innocent chez les japonais (12)(13), d’une part, et que ceci confère au domaine une certaine parenté avec la notion de transhumanisme, d’autre part, même si là non plus on ne trouve rien de bien nouveau : depuis les tripodes martiens de La Guerre des Mondes (H. G. Wells ; 1898) jusqu’aux armures de combat mécanisées de Starship Troopers (Robert A. Heinlein ; 1959) et après, les mechas ont toujours servi à augmenter les capacités naturelles de leur pilote, bien que dans l’écrasante majorité des cas seulement sur le plan physique, par exemple en décuplant sa force musculaire et sa résistance ainsi que ses perceptions.

Ensuite, ce focus de Gundam sur le thème du surhomme, et bien qu’il présente là un aspect alors jamais vu à ma connaissance dans le genre mecha, comme on vient de le voir, souligne bien que l’« école réaliste » du domaine, ou du moins ses bases fondatrices, ne parvient pas vraiment à se débarrasser des fondements du genre mecha tels qu’ils se virent posés par le Mazinger Z déjà cité, et ce en dépit des intentions affichées des inventeurs de Gundam ; bien au contraire, elle en fait son leitmotiv principal, sa raison d’être, son message : ceci, d’une part, souligne encore une fois l’état d’abâtardissement, faute d’un meilleur terme, qui caractérise Gundam depuis toujours et qui pour les éléments examinés jusqu’ici sur le plan de la facture, trouve ses racines dans les origines pour le moins troublées de cette production (14), alors que, d’autre part, il pousse ce thème du surhomme dans la même voie qu’il a poussé le concept mecha, comme on l’a vu dans une autre partie précédente, celle consacrée à l’innovation, soit la voie d’un certain réalisme techno-scientifique – la différence principale tenant dans le fait qu’il s’agit dans le cas du newtype d’une forme de darwinisme au lieu de contraintes de conception industrielles.

Le second élément qu’il reste à examiner avant de conclure concerne les origines possibles du concept newtype dans l’imaginaire de Tomino. Dans ce but, il vaut d’abord de préciser que Tomino ne connaît que très peu la science-fiction (15), même si, d’une façon assez paradoxale qui n’étonne plus vraiment de sa part, l’écrasante majorité de ses œuvres s’en réclame ; il semble donc assez peu pertinent de chercher dans cette culture une inspiration quelconque quant au sujet qui nous occupe. Ensuite, il faut bien sûr conserver à l’esprit que Tomino est non seulement japonais mais qu’il appartient de plus à cette génération qui vit de ses propres yeux l’effondrement du Japon traditionnel, impérialiste et monarchiste, ainsi que son remplacement progressif par un autre, bien plus moderne mais surtout pacifiste et démocratique ; même s’il était jeune à cette époque, il va de soi qu’il ressentit cette transition, par les témoignages de ses proches comme par son expérience personnelle lors de la reconstruction du pays qui s’étala jusqu’au milieu des années 50. Cet aspect nous intéresse davantage car en touchant de la sorte l’éducation même de Tomino, il s’affirme comme bien plus personnel.

En effet, la notion de communauté joue un rôle prépondérant dans la mentalité japonaise (16) : à l’instar de la plupart des civilisations asiatiques, la société nipponne met un très net accent sur la vie de groupe en général, et notamment sur l’importance de l’unité de ce groupe et l’attention que chacun porte à ses membres, en particulier à travers les impératifs du cérémonial et de l’étiquette ainsi que des apparences mais par-dessus tout par un esprit de coopération dont on trouve peu d’équivalents dans d’autres cultures – du moins pour celles qui bénéficient d’un haut niveau de technicité, c’est-à-dire de confort. Pour reprendre une idée déjà examinée dans cette partie, l’origine de cet esprit d’entraide permanente se trouve peut-être dans les conditions de vie assez difficiles que connurent les Japonais d’antan, ceux qui forgèrent la culture nipponne au fil des millénaires : car nul n’ignore combien l’archipel se trouve exposé aux cataclysmes naturels, qu’il s’agisse de tremblements de terre, de raz-de-marée, d’éruptions volcaniques ou de typhons qui rendent tous la vie particulièrement rude et que seule la modernité permit d’adoucir, mais depuis à peine un peu plus d’un demi-siècle ; on peut donc là aussi trouver un certain parallèle avec la vie des hommes préhistoriques décrite plus haut, et l’influence de celle-ci sur l’élaboration et l’évolution des structures sociales des premiers hommes : il ne semble pas incongru de voir dans cette précarité quotidienne et millénaire une des raisons du développement de cette notion de communauté qui importe tant au peuple japonais.

Image tirée de l'artbook M.S. Era - Mobile Suit Gundam 0001-0080 - The Documentary Photographs Of the One-Year-WarIl vaut aussi de rappeler que cet esprit de corps joua un rôle fondamental dans le Japon d’après-guerre, celui-là même qui vit Tomino sortir peu à peu de l’enfance pour entrer dans l’adolescence – soit une période fondamentale dans une vie pour développer sa personnalité. Car dans cette nation défaite où tous luttaient contre la famine au milieu des décombres tant moraux que physiques d’une grande puissance déchue (17), seules l’entraide et la coopération garantissaient la survie de la civilisation ou du moins d’un certain ordre social ; quant aux soldats américains, ils restaient des étrangers dont on ne tolérait la présence que par le privilège des vainqueurs : on sait en effet que les États-Unis gardèrent l’empereur Hirohito (1901-1989) sur le trône parce-que lui seul garantissait l’unité de l’archipel et permettait ainsi d’éviter l’insurrection contre l’occupant gaijinTomino eut donc l’occasion de mesurer très tôt l’efficacité d’une communauté solide, même si l’importance de cette notion mit probablement un certain temps à se frayer un chemin dans son esprit alors assez jeune, et il ne paraît pas impossible que cette expérience joua un rôle dans son élaboration du concept newtype. Pour terminer sur ce point, on peut aussi évoquer l’importance qu’accorde Tomino au travail de groupe dans l’exercice de son métier de créateur d’animations (18), car il s’agit bel et bien pour lui d’un travail collectif où chaque artiste impliqué coopère avec les autres en apportant sa pierre à un édifice dont la construction surpasse les qualités individuelles de chacun.

Nous pouvons donc voir clairement que si le concept newtype dépasse de loin les clichés les plus éculés ou du moins les plus simplistes des thèmes du mutant et du surhomme, il s’insère surtout dans une réflexion sur un avenir possible de la race humaine – celui décrit dans le chapitre sur la colonisation de l’espace – tout en reflétant l’expérience personnelle comme le mode de pensée de son auteur. Pour ces diverses raisons, le considérer comme un simple moyen narratif destiné à développer une intrigue ou bien une bête astuce pour pimenter des scènes d’action s’avérerait pour le moins réducteur…

Au lieu de ça, il convient peut-être de le voir comme une réflexion de fond sur ce besoin de lien humain qui nous fait tellement défaut dans un paysage social rendu délétère par de faux progrès, tant sur les plans techniques et écologiques que politiques et économiques, et dont les illusions de confort matériel nous ont fait perdre de vue ce qui constitue pourtant notre essence même d’animal civilisé.

Une réflexion, on en conviendra, très humaniste, car en dénonçant ainsi les dérives de notre présent, au moins indirectement, elle nous permet de tenter d’y remédier et s’affirme de la sorte comme porteuse d’espoir pour des lendemains plus beaux.

C’est bien là un optimisme typique de la science-fiction.

Suite et fin du dossier (Conclusion et sources)

Image tirée de l'artbook M.S. Era - Mobile Suit Gundam 0001-0080 - The Documentary Photographs Of the One-Year-War

(1) il vaut néanmoins de mentionner, dans ce cas précis, que la réalisation pour le moins chaotique de cette OVA dont le réalisateur original, Takeyuki Kanda, décéda brutalement avant de pouvoir conclure son ouvrage fut peut-être responsable, au moins en partie, de l’infléchissement de thème que présente le tout dernier épisode de cette courte série.

(2) Jacques Goimard, Du Surnaturel au supranormal, préface à Histoires de pouvoirs (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3770, 1975, ISBN : 2-253-00739-0).

(3) Gérard Klein, Surhommes et Mutants, préface à Histoires de mutants (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3766, 1974, ISBN : 2-253-00063-9) ; lire ce texte en ligne.

(4) Jacques Goimard, op. cité.

(5) Frans de WaalL’Âge de l’empathie (Les Liens qui libèrent, 2010, ISBN : 2-918-59707-4).

(6) j’ai trouvé cette donnée dans plusieurs documentaires distincts diffusés sur Arte mais dont les titres et les noms des réalisateurs persistent à m’échapper en dépit de toutes mes recherches ; je compte donc sur l’indulgence du lecteur…

(7) outre l’opus de Gérard Klein déjà évoqué ici, le lecteur pourra se pencher sur les divers Conseils de lecture et autres Bibliothèques idéales listés sur cette page, qui citent tous l’ouvrage de Sturgeon comme parmi les plus incontournables du genre.

(8) Jacques Goimard, Une Fantasy parfois heroic, préface à Histoires de guerres futures (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3819, 1985, ISBN : 2-253-03629-3).

(9) Gérard Klein, op. cité.

(10) Patrick Drazen, The Shock of the Newtype: The Mobile Suit Gundam Novels of Tomino Yoshiyuki, Mechademia vol.1 (2006), pp. 174-177.

(11) voir l’œuvre maîtresse de Friedrich Nietzsche sur le thème du surhumain, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) ; il vaut néanmoins de préciser que l’idée d’affrontement pour une évolution de l’individu que présente cet auteur évoque une lutte sur le plan intellectuel ou du moins spirituel et non sur le plan physique, à travers le corps-à-corps ou bien la guerre pure et simple, comme on le laisse penser bien trop souvent…

(12) Jacques Ellul, Le Système technicien (Le Cherche Midi, collection Documents et Guides, mai 2004, ISBN : 2-749-10244-8).

(13) Antonia Levi, Samurai from Outer Space: Understanding Japanese Animation (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-8126-9332-4).

(14) je renvoies au besoin le lecteur à la seconde partie de la biographie de Tomino présentée dans ce dossier où j’exposais les raisons qui amenèrent les artistes de Sunrise à reconsidérer leur projet pour le faire correspondre aux exigences des sponsors.

(15) propos tenus lors d’une séance de questions/réponses avec le public après la conférence de Tomino du 7 juillet 2009 au Club des Correspondants étrangers du Japon : la retranscription (en) complète du 14 septembre 2009 chez Anime News Network – voir sa réponse à la toute dernière question en page 2.

(16) Tachyon, Underlying Themes in Classic Tomino Sci-Fi Anime (article paru le 25 septembre 2010 sur le blog du site GearsOnline.net).

(17) Jean-Marie Bouissou, Du Passé faisons table rase ? Akira ou la Révolution self-service (La Critique Internationale n°7, avril 2000).

(18) propos tenus lors d’une séance de questions/réponses avec le public après la conférence de Tomino du 7 juillet 2009 au Club des Correspondants étrangers du Japon : op.cité – voir sa réponse à la toute première question en page 2.

Sommaire :

1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur
4. L’innovation
5. La colonisation de l’espace
6. La métaphore
7. Le newtype (le présent billet)
8. Conclusion et sources

Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Couverture du livre d'art Hardware - The Definitive SF Works of Chris FossL’art de science-fiction aussi novateur que distinct de Chris Foss révolutionna l’illustration de couverture des livres de poche tout au long des années 70 et 80.

Relevant la barre de façon considérable sur l’inventivité et sur le réalisme, ses vaisseaux spatiaux éreintés par les combats, ses paysages extra-terrestres théâtraux et ses architectures brutalistes en ruines changèrent à jamais l’esthétique de la science-fiction à travers un style reconnaissable entre tous.

Présentant des travaux pour des livres d’Isaac Asimov, E. E. « Doc » Smith, Arthur C. Clarke, A. E. Van Vogt et Philip K. Dick, ainsi que des designs pour des films de Ridley Scott et de Stanley Kubrick, cet ouvrage rassemble les travaux les plus classiques comme les plus rares, des jamais vus aux oubliés de l’édition.

La première rétrospective complète de la carrière d’illustrateur de science-fiction de Chris Foss. (1)

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Comment parler de l’art de science-fiction sans évoquer le nom de Chris Foss ? Il figure parmi les plus illustres, de son temps comme du précédent ainsi que du suivant : de Frank R. Paul à Michael Whelan, en passant par Virgil O. Finlay, Chesley Bonestell, Mel Hunter, Frank Kelly Freas, John Schoenherr, Bruce Pennington, Boris Vallejo et Jim Burns pour n’en citer que quelques-uns ; on ne compte plus les artistes qui l’ont imité, au moins à un moment ou un autre de leur carrière, avec en premier lieu Peter Elson et Chris Moore mais aussi Tim White et Peter JonesTony Roberts et David Jackson, Angus McKie et bien sûr le français Manchu, parmi de nombreux autres ; ses travaux dépassèrent vite le cadre de l’illustration de science-fiction dans sa forme littéraire pour s’attaquer à celle du cinéma – à travers des projets de films d’Alejandro Jodorowski, Ridley Scott, Stanley Kubrick ou Richard Donner – comme de la narration graphique – par des illustrations de couverture de magazines, dont au moins une de Métal Hurlant.

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Chris Foss compte le plus simplement du monde comme un géant parmi les géants. Pas seulement par ses architectures dantesques et déchiquetées, ses navires sillonnant le ciel en surgissant des nuages, ses robots titanesques dépeçant des carcasses de métal et de plastique, ses paysages enfiévrés où jamais l’Homme ne mit le pied et qui ne lui sont d’ailleurs pas destinés. Non pour ces thèmes somme toute rebattus jusqu’à la nausée déjà à l’époque où il commença sa carrière, mais pour la manière dont il les illustra. Car, chez Foss, la poésie des arts plastiques se combine à la suprême technicité de l’hyperréalisme en un tout aussi fascinant que paradoxal. Voilà ce qui distingue l’inspiration de Foss de celle de ses prédécesseurs : cette volonté affirmée de rendre crédible ce qui ne l’est pas, de sublimer l’aspect émotionnel du concept et de la composition par une représentation au matérialisme brut.

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

De sorte qu’il ne s’agit pas de réalisme technique mais bel et bien de réalisme pictural. À y regarder de près, en effet, les engins de Foss ne fonctionnent pas vraiment ; les articulations qu’il dessine ne peuvent plier, les vaisseaux qu’il peint ne peuvent voler, les structures qu’il conçoit ne peuvent tenir debout. Et pourtant, on croit à leur existence. Leurs textures et leurs matières de métal, de rouille et de plastique comme celles de pierre, d’eau ou de plantes qui les entourent parfois semblent assez vraies pour qu’on puisse les toucher ; leurs détails correspondent à la perfection à ce qu’on s’attend à voir dans de telles scènes, et le moindre brin d’herbe comme le plus petit écrou jouent ici le même rôle que les entrées d’air ou les propulseurs les plus colossaux – donner à l’image l’allure d’une réalité sans faille, aussi écrasante qu’indiscutable, mais pourtant d’autant plus convaincante que fausse.

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Voilà donc comment l’art de Chris Foss devint l’un des plus prisés de la science-fiction : en s’accordant à la perfection à ce qui reste l’essence même de ce genre – l’illusion de réalité conférée à des idées imaginaires. Toute la différence étant que ce réalisme-là découle d’images et non de mots. Pour cette raison, ne commettez surtout pas l’erreur de passer à côté d’un exemplaire de cet ouvrage car vous rateriez ainsi le recueil le plus complet à ce jour de l’artiste qui sût le mieux infléchir l’art de la science-fiction dans cette direction qu’il n’a jamais vraiment quitté depuis. À noter aussi que le volume présente en introduction plusieurs textes signés du graphiste Rian Hughes, du cinéaste Alejandro Jodorowski déjà cité plus haut et de l’artiste Jean « Mœbius » Giraud (1938-2012) ainsi qu’un entretien avec Foss mené par la fille de celui-ci, Imogene : autant de raisons de plus pour ne pas se priver…

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

Illustration tirée de l'artbook Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss

(1) la traduction de ce quatrième de couverture est de votre serviteur.

Note :

Outre l’édition standard chroniquée ici, cet ouvrage est aussi disponible en édition spéciale limitée à 400 exemplaires (ISBN : 978-0-857-68559-9) qui propose différents bonus dont un livret de huit pages de galerie de couvertures et deux reproductions en grand format signées par l’artiste.

Hardware – The Definitive SF Works of Chris Foss, Rian Hughes & Imogene Foss
Titan Books, mai 2011
240 pages, env. 30 €, ISBN : 978-1-848-56698-9

plus d’images sur The Guardian
– le site officiel de Chris Foss
– la chaîne Youtube officielle de Chris Foss
– d’autres avis : Parka Blogs, SFF World, The Trades, We Love Cult, What Culture!
– sur la blogosphère : Very Aware, Geek Native, Media Mikes, Future Conscience


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