Posts Tagged 'manga'

Bullet Armors

Bullet_ArmorsPersonne ne sait depuis quand les Tremors tombent du ciel car ces machines d’origine inconnue mais capables d’évoluer s’avèrent hostiles envers les humains et ceux-ci doivent se barricader dans leurs cités pour éviter l’extinction. Pourtant, des gens appelés Breeders savent dompter les Tremors, ce qu’ils payent par une vie de solitude pour la peur qu’ils inspirent. Ion ne s’en laisse pas décourager pour autant, car son père depuis longtemps disparu fut jadis un Breeder et maintenant qu’il dispose de son propre Tremor, Ion a bien l’intention de le retrouver.

Le thème du robot fait rarement bon ménage avec celui du post-apocalyptique, car le premier montre un aboutissement de la technique et du progrès qu’il présente comme positifs, alors que le second en symbolise les limites, voire l’échec pur et simple. Faire coexister deux sujets aussi opposés dans un seul et même récit ne représente donc pas un effort simple. Pourtant, depuis le postmodernisme des années 80, tous les amalgames semblent possibles, pour le meilleur comme pour le pire. D’autre part, et puisqu’il s’agit d’une création japonaise, Bullet Armors illustre à sa façon le rapport pour le moins paradoxal qu’entretiennent les nippons avec la technique – pour cette raison, d’ailleurs, on s’étonne surtout de ne pas voir plus de productions basées sur un tel contraste entre les idées.

D’autant plus que le Japon contemporain, déjà écartelé « entre tradition et modernité » depuis bientôt trois générations, endure l’envers du décor du progrès technique depuis vingt ans à l’époque où MORITYA se lance dans la création de ce manga. Or, cet auteur est né l’année suivante de la crise dont l’économie de l’archipel ne s’est toujours pas relevée. Comme nombre de ses contemporains, donc, il s’affirme surtout comme un enfant de cette crise, soit de l’échec de la modernité d’après-guerre à conjurer les démons d’avant la guerre du Pacifique. Ainsi peut-on voir dans l’univers de Bullet Armors une image du japon d’aujourd’hui où les sommets de la technique que symbolisent les Tremors côtoient le désastre social et humain correspondant ici à l’environnement post-apocalyptique.

Pour le reste, cette œuvre qui présente comme autre mérite de faire dans le bref, s’articule pour l’essentiel autour des codes narratifs typiques du shônen et du manga moderne, soit de nombreuses scènes d’action pas toujours indispensables pour faire avancer la narration mais néanmoins plaisantes et toujours bien amenées, ici doublées de la quête initiatique d’un jeune homme qui fera de lui un homme tout court ainsi que d’une autre pour un père dont le fils ignore tout et qu’il tend bien sûr à idéaliser. Du classique, donc, mais dans l’ensemble présenté d’une manière efficace à travers les turpitudes de jeunes gens qui se montrent attachants à défaut d’originaux et dont l’un d’entre eux au moins s’avérera surprenant, voire même assez tragique.

Si cette œuvre ne brille pas par sa complexité scénaristique, on apprécie néanmoins qu’elle ne se perde pas dans des récits annexes sans réel intérêt et qui sinon dilueraient une sauce survitaminée puisqu’il s’agit avant tout du principal intérêt de ce manga. Préférant le sprint à la course de fond, Bullet Armors mise tout sur un rythme brillant qui en fait ainsi une lecture tout à fait recommandable.

Bullet Armor, MORITYA, 2010
Kana, collection Shonen, 2014
192 pages, env. 7 €, six volumes

La Cité Saturne

Couverture du premier volume de la série manga La Cité SaturneDevenue une zone protégée, la Terre est maintenant interdite d’accès. Toute la population habite une cité formant un vaste anneau autour de la planète, et dans lequel les hiérarchies sociales ont la vie dure. Mitsu est le fils d’un laveur de carreaux disparu alors qu’il nettoyait les vitres extérieures de la Cité Saturne. En sortant du collège, il décide de suivre les traces de son père et rejoint la guilde des laveurs de fenêtres où il apprend vite que ce métier exige persévérance et patience mais aussi dévouement et compassion. 

Pour des raisons qu’on s’explique toujours encore assez mal, le genre de la science-fiction attire peu d’auteurs féminins. On retient en général comme principale raison derrière cet écart la froideur technique du domaine qui rebuterait des personnalités souvent plus enclines à dépeindre les relations humaines que les prospections techno-scientifiques, même quand celles-ci focalisent sur l’exploration de l’influence des progrès scientifiques sur les systèmes sociaux – pourtant le signe d’une science-fiction qui prétend à une certaine qualité (1). On peut malgré tout citer Octavia E. Butler (1947-2006), Marion Zimmer Bradley (1930-1999) ou Ursula K. Le Guin parmi les écrivains les plus importants du genre.

Planche intérieure du manga La Cité SaturneSi le travail de Hisae Iwaoka n’évoque en rien, ou si peu, celui de ces illustres prédécesseurs, cette courte série n’en brille pas moins par ses immenses qualités narratives empreintes d’une profonde humanité. Loin d’une action constante menée plus ou moins tambour battant, telle qu’on pourrait attendre d’auteurs bien moins inspirés, La Cité Saturne se focalise au contraire sur des tranches de vie au sein d’un habitat qui évoque certaines des visions les plus folles d’un Arthur C. Clarke (1917-2008). Car dans ce futur en fin de compte tout à fait possible, les luttes de classe restent d’actualité, et notamment à travers une division en trois « étages » de l’anneau dont le premier accueille les plus pauvres alors que les plus riches habitent le dernier.

Comme il se doit, et en raison même de son métier, Mitsu compte parmi les prolétaires de ce futur pas si différent de notre présent. La vie, en effet, ne lui laisse pas d’autre choix que d’inscrire sa voie dans celle de son père disparu en exerçant un travail aussi pénible que dangereux puisqu’il consiste à arpenter la surface extérieure de l’anneau, là où des vents violents et des micrométéorites constituent les moindres maux. Pourtant, c’est encore là que les différentes classes sociales se mélangent le plus : à travers les vitres des immenses fenêtres qu’il nettoie jour après jour, Mitsu noue parfois des relations aussi étranges qu’inattendues avec des gens d’un statut souvent bien plus élevé que le sien.

Planche intérieure du manga La Cité SaturneÀ partir de ces contacts, parfois fugaces, parfois durables, le jeune garçon se forge une vision du monde d’où sa nature aimable et bienveillante sort renforcée, ce qui peut étonner mais contribue surtout à le rendre attachant – le développement d’un personnage, après tout, ne signifie pas toujours que celui-ci doit passer d’un extrême à l’autre… Mais c’est aussi l’occasion pour l’auteur de dépeindre une société future où les plus nantis, en fin de compte, ne s’estiment pas forcément les plus chanceux, et chacun d’entre eux pour leurs propres raisons, ce qui nous ramène encore une fois à notre propre présent. Les deux derniers volumes, d’ailleurs, donnent l’occasion de voir que les plus gros problèmes ne viennent pas toujours d’en haut…

Mais il ne s’agit là, pour l’essentiel, que du dénouement de récits somme toute assez annexes. Car en fin de compte, pour ses accents poétiques que complimente à merveille un trait à la limite du naïf, dans le sens le plus pur du terme, La Cité Saturne s’affirme comme une œuvre certes singulière et inattendue mais surtout bienvenue : en évitant avec adresse les écueils de la dystopie comme les grondements des machines, deux thèmes propres à la science-fiction mais dont on connait les limites depuis longtemps, elle nous offre un récit à la sensibilité profonde qui ne laisse pas indifférent et continue à habiter son lecteur pour longtemps.

Planche intérieure du manga La Cité Saturne

(1) pour le rapport entre science et société dans la science-fiction, lire l’article « Social Science Fiction » d’Isaac Asimov au sommaire de « Modern Science Fiction: Its Meaning and Its Future » (New York: Coward-McCann, 1953) ; lire un exemple dans l’article « Asimov’s Three Kinds of Science Fiction » sur le site tvtropes.org (en).

La Cité Saturne, Hiwae Isaoka, 2006
Kana, collection Big Kana, 2009-2012
192 pages, env. 8 €, sept volumes

1945

Couverture de l'édition française du manga 1945Automne 1939, à Offendorf, une ville d’Allemagne. La jeune Elen, issue d’un milieu bourgeois, rencontre Alex, un orphelin qui ne trouva rien d’autre pour s’en sortir que d’intégrer les Jeunesses hitlériennes. Avec la Seconde Guerre mondiale sur le point d’éclater, cette histoire a priori banale prend soudain une tournure tragique alors que chacun des deux tente de trouver le plus juste chemin à suivre quand tout devient flou, y compris la notion d’humanité qui comme toujours est la première victime des balles et des bombes…

Que faire contre l’horreur ? Comment dire quand elle dépasse les mots ? Pourquoi juger alors que tous ceux qui survivent pour témoigner y ont pris part, d’une manière ou d’une autre ?

Voilà quelques-uns des questionnements que suggère Keiko Ichiguchi dans 1945. Loin de tenter d’expliquer, de rationaliser ou d’éduquer, elle se contente de raconter. À partir de deux destins dont rien ne laissait présager la rencontre, plus ceux qui gravitent autour de ceux-là, elle déroule peu à peu le fil d’une trame inattendue dans sa portée, poignante dans sa lucidité, terrible dans son humanité. Car ici point de monstres mais juste des gens comme vous et moi perdus dans une tourmente qui les dépasse…

Ce qu’on apprécie surtout, c’est la mesure du récit où tout s’enchaîne avec logique, presque une certaine froideur même. L’auteur trouve ici une retenue d’autant plus difficile à assurer que le sujet se veut bien sûr prétexte à tous les excès. Sans colère ni hargne, pourtant, elle peint un tableau qui glisse peu à peu vers l’horreur la plus folle et où chacun de nous pourra trouver une partie au moins de son portrait.

Se concluant l’année qui lui donne son titre, 1945 nous rappelle la précieuse leçon qu’une guerre ne laisse ni gagnants ni perdants mais juste des survivants : à ceux-là, après coup, de trouver la force de continuer avec le poids de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils n’ont pas fait, de ce qu’ils auraient pu faire d’autre…

1945, Keiko Ichiguchi, 1997
Kana, collection Made In…, septembre 2005
128 pages, env. 10 €, ISBN : 978-2-871-29864-9

UFO Robot Goldorak

Couverture de l'édition française du premier volume du manga UFO Robot GoldorakPar une nuit, Kouji Kabuto aperçoit une lueur dans le ciel, qui s’avère vite un vaisseau venu d’une autre planète. À son bord, un extraterrestre à l’allure humaine, du nom de Duke Fleed et qui fuit la flotte de l’empereur de Véga dont les forces viennent d’anéantir son monde. Recueilli par le professeur Umon, Fleed prend le prénom de Daisuke et prévient sa famille d’adoption que Véga va bientôt envahir la Terre : lui seul peut faire face à cette menace, car il possède la plus puissante machine de guerre de l’univers – le robot extraterrestre Grendizer.

La question qui s’impose, donc, est la suivante : pourquoi Fleed n’a-t-il pas affronté les forces de Véga alors qu’elles envahissaient son monde plutôt que de porter cette guerre sur Terre où elle ne concerne personne ? Et d’autant plus qu’on apprend dès les premières pages de ce manga combien ce conflit se montrera sanglant, ce à quoi Fleed doit bien s’attendre puisqu’il a eu l’occasion de voir son ennemi à l’œuvre : il est bien le seul survivant de sa dynastie après tout… Bref, le scénario ne constitue pas le point fort de ce récit qui, d’ailleurs, et au moins dans les grandes lignes, ne se démarque guère des productions précédentes de Go Nagai dans le genre mecha – qu’il s’agisse de Mazinger Z (1972) ou de Getter Robo (1974), pour citer les plus connues.

Planche intérieure du manga UFO Robot GoldorakÀ vrai dire, le seul point sur lequel ce titre diffère de ses prédécesseurs concerne l’origine du pilote du mecha vedette de ce récit, puisque c’est à ma connaissance la première fois que le héros qui défend la Terre de l’invasion des extraterrestres en est un lui aussi… Inutile de préciser que ça reste bien assez anecdotique pour ne même pas représenter ne fut-ce qu’une simple évolution du genre. Et si on en juge par le peu d’œuvres suivantes du domaine qui reprirent un tel concept de départ, on peut affirmer sans crainte de se tromper qu’il trouva assez peu d’écho tant chez les auteurs que chez leurs lecteurs, ce qui souligne d’autant plus ses limites. En fait, UFO Robot Goldorak s’inscrivait déjà à son époque dans un registre tout à fait mercantile.

Bien sûr, ceux d’entre nous qui découvrirent au moins en partie l’animation japonaise à travers l‘adaptation de cette œuvre en série TV lui réservent toujours une place particulière dans leurs cœurs. Pour cette raison, ils seront peut-être surpris par le niveau de violence tant physique que morale que présente ce manga original et qui, en fin de compte, lui donne une certaine personnalité ; d’un certain point de vue, en fait, ce niveau de maturité dans la facture, tant sur le plan narratif qu’artistique, s’affirme presque comme une seconde spécificité de ce titre en plus de celle que constitue l’origine de son protagoniste principal. Pour autant, il s’agit plus d’une maturité dans la représentation que dans l’idée, de sorte qu’on reste bien dans le shônen

Planche intérieure du manga UFO Robot GoldorakMais quiconque connaît ses classiques ne s’étonnera guère de voir que l’œuvre originale dépasse son adaptation, bien plus grand public de par son support même – c’est devenu un truisme. Voilà pourquoi les fans de la première heure voudront peut-être se pencher sur ce titre : pour y trouver quelque chose de nouveau, ou en tous cas d‘inattendu – ce qui reste assez différent. Mais ce sera aussi l’occasion de se rendre compte que l’univers de Goldorak s’avère en fait plus vaste que ce qu’on croit souvent : ici, en effet, Mazinger Z et Great Mazinger font quelques apparitions, impliquant ainsi que les principales séries de mecha de Go Nagai se situent toutes dans la même réalité fictive – fait qui en surprendra certainement plus d’un.

Ce qui souligne d’autant plus le parallèle, déjà évoqué dans ma chronique du manga de Mazinger Z évoquée plus haut, entre les « super robots » nippons et les super-héros américains qui, eux aussi, fréquentent tous ou presque un même continuum, en général du nom de leur éditeur respectif : pour certains lecteurs, c’est un gage de qualité ; pour d’autres, par contre, c’est la preuve d’une forme de répétitivité sur le plan narratif et d’une certaine simplicité sur le plan des idées que beaucoup trouvent vite assez lassantes…

Mais même si c’est le lot de toutes les productions populaires destinées à un public peu exigeant, ça ne les a jamais empêchées d’exister ni de perdurer – la preuve : plus de 30 ans après, Goldorak est toujours là.

Planche intérieure du manga UFO Robot Goldorak

UFO Robot Goldorak (UFO Robot Grendizer), Go Nagai & Gosaku Ota, 1975
Dynamic Vision, octobre 1998
4 tomes

Getter Robo

Couverture du premier volume de l'édition originale japonaise du manga Getter RoboIl y a des millions d’années, pour fuir les radiations Getter émises par une étoile lointaine, les dinosaures abandonnèrent la surface de la Terre et bâtirent un empire souterrain en attendant l’occasion de reprendre possession de la planète. Alors qu’ils estiment leur temps venu, le professeur Saotome découvre leurs plans et, à l’aide de la technologie Getter, construit une machine de guerre sans égale aucune : Getter Robo. Mais ce mecha fabuleux exige des pilotes à la hauteur de sa puissance…

Sous ses dehors de clone de Mazinger Z (mêmes auteurs ; 1972), Getter Robo s’affirme en fait comme une étape importante dans la maturation du genre mecha, car l’engin vedette ici se compose en réalité de trois appareils distincts – des sortes d’avions à réaction – qui se combinent entre eux pour en former un seul. Et selon l’ordre dans lequel ils se combinent, l’apparence du mecha final diffère ; il y a en tout et pour tout trois combinaisons possibles, soit une pour chacun des pilotes qui prend ainsi la tête du robot, et donc des opérations, en fonction de la configuration adoptée : Getter 1 est la plus versatile, Getter 2 la plus rapide et Getter 3 la plus puissante – en passant de l’une à l’autre au cours du combat, les trois pilotes s’assurent la victoire.

Planche intérieure du manga Getter RoboCe qui suppose un travail d’équipe réglé comme du papier à musique, soit une parfaite coopération entre les trois personnalités qui se partagent le pilotage de Getter. En d’autres termes, ils doivent s’entendre assez bien pour pouvoir travailler ensemble. Or, de par ses capacités sans pareilles, ce mecha exige de ses pilotes des dispositions athlétiques exceptionnelles pour commencer. De sorte qu’une fois remplie cette condition déjà bien difficile à satisfaire, on laisse aux candidats le soin d’apprendre à se supporter. C’est la conséquence directe de cette divergence majeure évoquée plus haut entre Mazinger Z et Getter Robo : ce dernier laisse la part belle aux caractères des protagonistes, c’est-à-dire à leurs conflits – et ceux-là peuvent faire preuve d’une très grande violence…

Car par-dessus le marché, chacun de ces pilotes présente une personnalité pour le moins… atypique – pour ne pas dire franchement asociale. Entre Ryouma qui veut laver la mémoire de son père d’un injuste déshonneur, Hayato le hors-la-loi qui fomente sa propre révolution sur les campus, et Musashi qui revient d’un ermitage d’un an pour trouver la voie du judo, on ne peut pas vraiment dire que nos héros s’affirment par leur banalité. De plus, il va de soi que de tels caractères rencontreront plus de difficultés que d’autres, plus communs, à apprendre à coopérer – encore que cet aspect aurait pu mériter de se voir approfondi davantage, ce que des héritiers de Getter Robo ne manqueront pas de faire.

Planche intérieure du manga Getter RoboVoilà pourquoi quand un seul maillon de cette courte chaîne faiblit l’équipe toute entière se trouve menacée. Un concept pour le coup bien japonais : l’individu comme partie d’un tout bien plus vaste que lui. Mais on y trouve une autre idée typiquement traditionnelle de la culture nippone et bien que celle-ci se cache derrière une autre, plus actuelle : la notion de gattai. Ce mot, que je crois pouvoir traduire par « accouplement », dans tous les sens du terme, désigne la combinaison que doivent exécuter les trois pilotes pour donner une forme ou une autre à leur mecha ; c’est une référence évidente à la symbiose qui unit les soldats d’une section au cours d’une opération, soit à l’esprit de corps des samouraïs pour replacer cet exemple dans un contexte japonais.

Or, la manière dont les différentes parties du mecha se combinent présente un aspect tout à fait sexuel : ces différents composants se pénètrent les uns les autres pour former une configuration spécifique, ce qui représente une métaphore assez évidente de l’accouplement de leurs pilotes – au moins sur le plan spirituel. D’autre part, l’amitié virile qui unit les guerriers déborde parfois sur des comportements homosexuels, ou assimilés, surtout dans les armées d’antan. L’exemple des grecs antiques est bien connu, quoi qu’il ne se limite pas aux soldats mais se bâtit néanmoins sur un amour de la figure virile, voire patriarcale. Gustave Flaubert (1821-1880), dans son roman Salammbô (1862), donna lui aussi une illustration de telles relations au sein d’armées du passé.

Planche intérieure du manga Getter RoboQuant à l’existence de tels rapports chez les samouraïs, c’est une thèse bien trop moderne pour apparaître dans les visions fantasmées de Miyamoto Musashi (1584-1645) sur ce bushido qui n’exista vraiment que dans son imagination et celle de certains de ses contemporains (1) : en effet, l’admiration voire tout simplement l’affection pour la virilité sous-jacente à beaucoup de communautés de guerriers dans une société aussi féodale que patriarcale conduit souvent à des relations pas toujours bien vues, de la part de chroniqueurs soucieux d’exalter la voie du combat dans leurs écrits comme du point de vue du chef de telles milices dans le Japon traditionnel. Le réalisateur controversé Nagisa Ôshima en dressa d’ailleurs un portrait pour le moins corrosif dans son film Tabou (Gohatto ; 1999).

De sorte que Getter Robo correspond tout à fait à cette interprétation largement répandue maintenant de la branche « Super Robot » du genre mecha qui présente celui-ci comme une sorte de version modernisée du samouraï d’autrefois, sous les traits d’un guerrier à l’armure mécanique prodigieusement sophistiquée. Car il y a deux autres aspects typiques de Getter Robo : l’ultra-violence et le gore. Les combats, ici, s’articulent presque tous autour d’une avalanche de mutilations et de morts toutes plus sanglantes et scabreuses les unes que les autres – autre différence de taille avec le prédécesseur Mazinger Z évoqué plus haut. Outre l’abnégation de soi, Getter Robo retient aussi de la voie du guerrier d’autrefois toute l’horreur du corps-à-corps.

Planche intérieure du manga Getter RoboCe qui n’est pas pour déplaire à ses pilotes. Ils sont assez timbrés pour ça : qu’il s’agisse de mitrailleuses lourdes, de haches à deux mains ou tout simplement de leurs poings nus – les leurs comme ceux de leur mecha, au fond ça revient un peu au même –, ils trouvent toujours ce qu’il leur faut pour faire leur affaire à leurs adversaires. Getter Robo, c’est viril, et on ne s’y encombre pas de subtilités inutiles : s’il n’a pas inventé la fameuse notion de « gar » (2), qui d’ailleurs ne reste jamais qu’une simple variante de ce nekketsu (3) typique du genre shônen dont le mecha est une itération parmi d’autres, ce manga l’a néanmoins poussée en son temps bien plus loin que la plupart des autres titres qui s’en réclamaient, et qu’il s’agissait de récits de science-fiction ou non.

Et voilà donc, au final, comment Getter Robo parvint à mêler ces deux éléments fondamentaux que sont l’eros et le thanatos à travers un récit certes aussi simple que musclé mais qui repoussa néanmoins à l’époque les limites du genre mecha, en s’affirmant ainsi du même coup comme une de ses évolutions majeures – et ceci deux ans à peine après la première révolution du concept que représentait Mazinger Z. Rien que pour ça, les mechaphiles ne devraient surtout pas passer à côté.

Quant à l’adaptation en série TV de ce manga, si elle édulcore beaucoup les divers aspects décrits ici, elle reste néanmoins bien assez fidèle pour se voir conseillée – mais en gardant à l’esprit qu’elle n’égale pas l’original…

Double-planche intérieure du manga Getter Robo

(1) Antonia Levi, Samurai from Outer Space: Understanding Japanese Animation (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-8126-9332-4), p.71.

(2) terme utilisé au sein des fans d’animes et de mangas pour désigner les personnages particulièrement nerveux et virils.

(3) littéralement « sang bouillant » : ce terme désigne la volonté inflexible de remporter la victoire, caractéristique de nombre de héros d’animes et de mangas qui se relèvent toujours des pires situation afin d’écraser leur adversaire.

Adaptations, séquelles et spin-offs :

Getter Robo fonde une franchise dont le succès se perpétue jusqu’à nos jours. Outre une adaptation en comics, sous la forme d’une apparition dans la courte série Shogun Warriors (1979) qui servit pour Mattel à faire la promotion de jouets importés aux États-Unis depuis le Japon, on peut citer sa suite directe Getter Robo G (mêmes auteurs ; 1975) qui connut elle aussi une adaptation en série TV. Mais on peut aussi évoquer les mangas Getter Robo Ark (mêmes auteurs ; date de parution inconnue) et Getter Robo Go (mêmes auteurs ; 1991) dont cinq des sept tomes connurent une édition française chez Dynamic Vision en 1999. Les adaptations en animes, en plus des titres déjà évoqués ici, comprennent plus d’une demi-douzaine de productions dont la dernière en date, le remake New Getter Robo (Jun Kawagoe & Yasuhiro Geshi), sortit sous la forme d’une OVA de 13 épisodes en 2004.

Getter Robo, Go Nagai & Ken Ishikawa
Shogakukan, Inc., avril 1974
2 tomes, pas d’édition française à ce jour

Mazinger Z

Couverture du premier volume de l'édition française du manga Mazinger ZKouji Kabuto mène une vie sans histoires en compagnie de son tout jeune frère et de son grand-père, Juzo Kabuto, un savant excentrique, jusqu’à ce qu’un tremblement de terre lui ouvre un passage vers le laboratoire souterrain du vieillard. Là, Kouji découvre que son grand-père a construit un robot gigantesque que le savant blessé à mort par le séisme lègue à son petit-fils : soudain livré à lui-même mais nanti d’un pouvoir prodigieux, Kouji doit affronter un dilemme qui le dépasse – se servira-t-il de Mazinger Z pour devenir un dieu ou bien un démon ?

La légende prétend que Go Nagai trouva l’idée de Mazinger Z dans un embouteillage : en tentant d’imaginer un moyen de s’en sortir, il aurait accouché du concept du robot géant piloté de l’intérieur. Ce qui pour l’époque s’affirmait assez révolutionnaire puisque jusque là les quelques mechas existants restaient tout à fait séparés de leur maître, celui-ci les contrôlant à distance avec un dispositif dédié. Or, dans le cas de Mazinger Z, effacer de la sorte cette distance tendait à faire se confondre la machine et son pilote, avec ce dernier écopant en quelque sorte de la puissance du précédent et donc de la responsabilité qui découle d’un tel pouvoir.

Planche intérieure du manga Mazinger ZVoilà pourquoi, dans le fond, Mazinger Z se différencie assez peu du genre des super-héros qui s’articule tout entier autour d’une thématique comparable. Et voilà pourquoi, en fin de compte, le concept « Super Robot » s’avère plutôt stérile : en se basant ainsi sur une problématique qui n’en est pas vraiment une, il se condamne d’une certaine manière à s’enliser dans une forme de redite narrative permanente (1). En témoigne cette courte série qui, une fois passés les prémisses du premier tome et de ses divers éléments somme toute assez appétissants, ne parvient pas à sortir du schéma shônen type…

Mais si Mazinger Z lasse assez vite, du moins pour ceux d’entre nous dont l’âge mental dépasse les douze ans, il n’en reste pas moins une œuvre fondatrice, qui lança la mode des robots géants au Japon à défaut d’inventer ce concept. Et au point que celui-ci finit par devenir emblématique de cet archipel d’après-guerre qui s’affirma vite comme un triomphe technologique dont le robot géant était le symbole évident – celui de la revanche sur le vainqueur américain, ainsi que sur le reste du monde (2).

Pour cette raison, Mazinger Z compte parmi les grands classiques de la culture manga d’après-guerre, à défaut de ses chefs-d’œuvres. Et pour cette même raison, il mérite toute votre attention : la lecture de cette courte série vous permettra en effet de goûter les origines d’un des éléments culturels prépondérants du Japon contemporain sans avoir à vous pencher sur son adaptation en série TV – un produit local bien moins digeste…

Planche intérieure du manga Mazinger Z

(1) pour une meilleure compréhension du reproche que j’adresse au genre super-héros pris dans son ensemble, j’invite le lecteur à consulter ma chronique du comics Miracleman (Alan Moore, Alan Davis & Gary Leach ; 1982).

(2) cette présentation ici rapide a été auparavant développée en détail au début de la seconde partie de ma biographie de Yoshiyuki Tomino dans le cadre de mon dossier Mobile Suit Gundam : Author’s Cut.

Séquelles :

Sous la forme du manga Great Mazinger, par les mêmes auteurs, publié chez Kôdansha de 1974 à 1975 et qui connut lui aussi sa propre adaptation en série TV, sous le même titre. Par la suite, une OVA intitulée Mazinkaiser (Masahiko Murata ; 2001) prolongea cette dernière adaptation avant de se voir suivie par le récent Mazinkaiser SKL (Jun Kawagoe ; 2010).

Notes :

Les connaisseurs de l’œuvre de Go Nagai trouveront au détour de certaines pages des clins d’œil à plusieurs autres productions de l’auteur, dont L’École impudique (1968) et Devilman (1972) – deux titres qui importaient bien plus à l’auteur que son Mazinger Z répétitif et somme toute assez simpliste…

Mazinger Z, Go Nagai, Gosaku Ota & Ken Ishikawa, 1972
Dynamic Vision, date de publication française inconnue
Un seul tome sur cinq disponible (commercialisation stoppée)

2001 Nights : bientôt l’édition française !

Couverture de l'édition originale japonaise du manga 2001 NightsLa nouvelle ne date pas d’hier mais un rappel ne peut pas faire de mal : Glénat a annoncé le mois dernier que 2001 Nights, le manga culte de Yukinobu Hoshino, connaîtra (enfin) une édition française au mois de novembre. Créé en hommage évident au film 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, cette courte série d’une vingtaine de récits à peine se caractérise par une dimension SF dont les aspects hard science (1) procure un sense of wonder (2) unique sur le média de la BD.

Je vous prédis bien des difficultés pour trouver une production comparable dans le domaine de la narration graphique, quelle que soit sa nationalité, et a fortiori mieux. Publié dans le magazine Monthly Super Action de 1984 à 1986, 2001 Nights décrit une « Histoire du Futur » (3) étalée sur plusieurs siècles et au cours de laquelle l’Homme quitte peu à peu la Terre pour fonder une civilisation de l’espace. À travers cette petite vingtaine de nouvelles, toutes indépendantes les unes des autres mais qui décrivent néanmoins une trame globale, l’auteur aborde avec brio et originalité des thèmes classiques du genre de la science-fiction comme d’autres bien plus personnels et spécifiques à une vision typiquement nippone.

Planche intérieure du manga 2001 NightsSi cette œuvre d’exception ne connut de publication en occident qu’en Italie et aux États-Unis, et encore se vit-elle tronquée de plusieurs segments, on put néanmoins en apercevoir des fragments sous la forme d’Orbital To, une toute récente OVA en deux épisodes de Fumihiko Sori disponible en version française chez WE Productions depuis juin. À noter qu’une première adaptation, elle aussi partielle hélas, et qui resta cantonnée au Japon, vit le jour sous la forme d’un long-métrage d’animation de Yoshio Takeuchi sorti en 1987, 2001 Ya Monogatari, qui est bien plus proche de l’esprit de l’œuvre originale qu’Orbital To. Précisions néanmoins que le visionnage de ces deux adaptations ne permettra d’apercevoir qu’une fraction du manga qui les a inspirées…

Glénat sortira l’intégrale de 2001 Nights le 16 novembre dans un coffret en édition limitée à 2001 exemplaires : vendu tout de même la bagatelle de 99 €, cette édition contiendra les 750 pages du manga réparties sur deux tomes au format 210 x 300 ainsi qu’un poster et un tirage signé par l’auteur. Mais les deux tomes seront bien sûr aussi disponibles séparément, pour 45 € chaque.

Et en attendant cette parution, vous pouvez toujours jeter un coup d’œil à la première adaptation pour vous faire une idée assez précise de ce que propose la lecture de cette œuvre sans pareille aucune…

Planche intérieure du manga 2001 Nights

(1) terme désignant les récits de science-fiction aux bases techno-scientifiques très solides.

(2) cette expression désigne en général le sentiment de vertige, ou ressenti du même ordre, qui saisit le lecteur face à l’exposition de certains faits techno-scientifiques qui bouleversent sa perception du réel et/ou sa compréhension du monde ; c’est un effet typique de la science-fiction.

(3) dans le vocable de la science-fiction, ce terme désigne une suite de récits qui dépeignent un avenir en évolution et dont chaque histoire permet d’en explorer un segment ; beaucoup d’écrivains de science-fiction ont produit des séries de ce type, tels qu’Isaac Asimov (1920-1992), Arthur C. Clarke (1917-2008) ou Robert A. Heinlein (1907-1988), pour citer les plus connus.

Très cher Frère

Couverture de l'édition française du manga Très cher FrèreMisonoo Nanako fait son entrée à la prestigieuse école pour fille Seiran. À peine arrivée elle est admise, contre tout attente, dans un cercle privé réunissant les filles les plus belles et les plus riches du lycée. Ce club très fermé, est dirigé par une très belle jeune fille, Ichinomiya Fukiko, dites Mlle Miya, qui est l’une des plus irréprochables élèves de l’établissement. Nanako, tiraillée entre ses camarades qui la jalousent et l’ambiance idyllique qui règne dans le club, est bouleversée ; mais elle trouve du réconfort en écrivant à un étudiant qu’elle a rencontré quelques mois auparavant durant ses cours du soir et qu’elle considère comme le grand frère qu’elle n’a jamais eu…

En ce milieu des années 70 où Riyoko Ikeda entame la création de Très cher Frère, le genre shôjo est en pleine mutation, à l’instar de très nombreux autres domaines créatifs de l’époque. Sous l’influence de plusieurs auteurs, dont certains forment le Groupe de l’an 24, un cercle exclusivement féminin, cette branche de la culture manga, à ce moment surtout incarnée par des auteurs masculins, adopte soudain une sophistication tant artistique que narrative, mais surtout psychologique alors jamais vue. À partir de cette modernisation graphique et de cette ambivalence des personnages, les récits du genre évoluent peu à peu en des opéras flamboyants où le moindre sentiment devient une torture et la plus petite amourette une tragédie.

Planche intérieure du manga Très cher FrèreSuite à l’immense succès de son roman-fleuve La Rose de Versailles (1972), qui connaîtra plusieurs adaptations, dont une en anime, Riyoko Ikeda se trouve bien plus à l’aise que la plupart de ses confrères, tant sur le plan matériel que sur celui de la motivation personnelle. Elle se penche donc sur ses œuvres suivantes l’esprit libre des contraintes matérielles habituelles. Pour Très cher Frère, notamment, cette liberté se caractérise par une absence de publication en feuilletons, ce qui lui laisse donc la possibilité d’orchestrer la narration de son récit au rythme le plus approprié – à la fois pour l’auteur et pour l’œuvre elle-même. C’est peut-être ce qui explique le niveau de perfectionnement de ce titre, dans son fond comme dans sa forme.

En raison des luttes de pouvoir pour le moins féroces qui agitent les divers cercles de ce cercle privé qu’est la Fraternité où la jeune Nanako se trouve admise à sa plus grande surprise, de nombreux commentateurs ont vu dans Très cher Frère une espèce de redite, ou plutôt de transposition de La Rose de Versailles à une époque contemporaine. Pourtant, on y voit surtout une très jeune fille soudain confrontée à la dureté du monde des presque adultes, qui plus est tous ici membres de l’élite sociale, celle qui ne supporte aucun travers, et certainement pas les siens. En fait, la ficelle narrative des intrigues de cour sert pour l’auteur à illustrer un propos bien différent de celui de La Rose… : Très cher Frère reste surtout un récit initiatique.

Planche intérieure du manga Très cher FrèreLes dimensions politiques et historiques restent en effet absentes ici, et au final Très cher Frère rappelle beaucoup plus Les Laisons dangereuses (Pierre Choderlos de Laclos ; 1782) que La Rose…, au moins pour les aspects vénéneux des relations entre ses principaux personnages au demeurant plutôt sympathiques dans l’ensemble – ou du moins à la psychologie ambigüe à défaut de véritablement complexe, et en tous cas non manichéenne ou si peu : tous, en effet, sont des victimes. Dans cette foire aux névroses et autres cicatrices plus ou moins visibles, la toute jeune Nanako à peine sortie de son collège, et donc encore en quête d’amour et de reconnaissance, découvrira peu à peu les diverses facettes de ce qui l’attend dans le monde des adultes.

Mais sous ce vernis de l’exégèse, qui tend toujours à rationaliser, c’est-à-dire à rendre imbuvable, Très cher Frère s’affirme surtout comme la seconde œuvre-phare d’un auteur-phare. Pour sa dénonciation des excès d’un temps où la société japonaise souffrait encore du fardeau de relations sociales et familiales pour le moins complexes, et pour ses choix esthétiques qui illustrent à merveille les fragilités des personnages à travers leurs membres graciles, mais aussi leur ambigüité par leur apparence androgyne, et enfin leurs supplices avec des compositions à base de tableaux complexes, de miroirs et d’escaliers, Très cher Frère se hisse sans peine au niveau des plus grandes réussites de la narration graphique, tous genres confondus.

Planche intérieure du manga Très cher Frère

Très cher Frère (Oniisama he…), Riyoko Ikeda, 1975
Éditions Asuka, septembre 2009
540 pages, env. 18 €, ISBN : 978-2-849-65667-9

– la page de présentation de Très cher Frère chez Nuit Romanesque
– d’autres avis : L’Heure du Bœuf, Alice au Pays des Shōjo, Mang’Arte, Mangavore

America

Couverture de l'édition française du manga AmericaOsaka, 1988, six jeunes gens presque sans aucun point commun fréquentent pourtant le même bar où ils parlent de ce rêve qu’ils veulent tous voir de leurs propres yeux : cette Amérique aux accents d’idéal pour une jeunesse qui se sent entravée par les traditions, cette Amérique aux reflets d’eldorado pour de grands enfants qui ne savent encore rien du monde. Mais ce rêve américain va vite s’étioler derrière des réalités bien plus amères que les leurs : celles de ces proches dont en fin de compte ils savent si peu…

America dresse les portraits de deux nations bien distinctes. La première est bien sûr cette Amérique qui tient lieu de sujet central au récit, au moins de manière sous-jacente. Encore qu’il s’agit de l’Amérique d’une certaine époque, celle de la fin des années 80, soit un temps où le bloc soviétique arborait encore une solidité et une force qui rendaient les États-Unis plus que circonspects – l’URSS ne devait rendre les armes qu’un an plus tard. En quelque sorte modérée par la puissance de son ennemi, donc, l’Amérique se montrait alors plus attrayante : le rêve américain ne se tachait pas encore des excès de l’ultra-libéralisme, ou du moins ceux-là restaient discrets, et il inspirait encore des jeunes gens.

La seconde de ces nations est bien évidemment le Japon. Keiko Ichiguchi nous présente ici une demi-douzaine de jeunes gens dont on sent assez bien qu’ils représentent ses amitiés d’alors. Parmi leurs divers traits de caractère, on constate très vite leur affection pour cette Amérique décrite ci-dessus, qu’ils enjolivent d’autant plus que leur vie dans l’archipel les insupporte, chacun pour ses propres raisons. En fait, ils rêvent d’une Amérique idéalisée par leur déception de leur propre pays, et en analysant cette déception, l’auteur nous décrit surtout une société japonaise beaucoup plus complexe qu’on veut bien le croire au premier abord – surtout quand on la découvre à travers une certaine culture populaire qui tend à d’assez nets enjolivements…

De sorte qu’America nous renvoie au final à nombre d’entre nous, ou du moins ceux-là qui idéalisent le Japon comme les personnages de ce récit embellissent cette Amérique qu’ils n’ont pourtant jamais vu. Mais America raconte aussi des tranches de vie où rêves et réalisme se télescopent parfois avec grand fracas, et il le raconte d’une voix aussi fine qu’élégante où ici et là perce un cri à la force rare.

Planche intérieure du manga America

America, Keiko Ichiguchi, 1997
Kana, collection Made In…, février 2007
204 pages, env. 12 €, ISBN : 978-2-505-00037-2

Réalités

Couverture de l'édition française du manga RéalitésDans un futur lointain où les machines à vapeur côtoient les dernières technologies spatiales, la Terre subit une guerre civile fratricide. Vincent, le fiancé de Marie, fait hélas partie des soldats qui ne reviendront jamais.

Pour oublier sa peine et ses regrets, Marie s’engage en tant que médecin sur l’une des arches spatiales parcourant la galaxie. Accompagnée par Emi, une enfant à l’intelligence supérieure, et Lysa, une militaire artiste peintre, Marie explore une planète inconnue ressemblant à la Terre.

Tour à tour initiatique, romantique et dangereux, ce voyage mènera nos aventurières à découvrir un monde où rêves, cauchemars et réalités se rencontrent…

Planche intérieure du manga RéalitésPour son dernier, et à ce jour encore ultime volume de la collection Fusions, l’éditeur Soleil Productions nous livre un véritable conte, un de ces récits initiatiques où les personnages et leurs doutes prennent le pas sur les textes comme sur les images pour nous livrer une aventure de l’esprit, ou plutôt de l’âme. En fait, et à la différence des tomes précédents dans cette collection hélas éphémère, Réalités se réclame bien moins du shônen que du shôjo, c’est-à-dire qu’il met en avant les aspects psychologiques du récit au lieu de l’action – et même si celle-ci n’est pas en reste pour autant, encore que d’une manière qui sert plus à renforcer la dimension mentale du récit qu’à y insérer un passage musclé. Bref, Réalités nous parle surtout de nous et de nos rapports aux autres.

Planche intérieure du manga RéalitésPour ce faire, ce récit utilise la ficelle de l’étranger aux fausses apparences candides mais aux pouvoirs pour le moins immenses, qui ne va pas sans rappeler certains points de départ déjà aperçus dans la première série TV Star Trek (1966-1969) par exemple, ce qui rebutera peut-être des lecteurs. Aussi faut-il leur indiquer que cet artifice n’est utilisé ici que pour servir le récit d’une jeune femme, Marie, qui apprendra à travers cette aventure hors norme à conjurer les démons qui la hante, et d’une manière qui en surprendra plus d’un. C’est le privilège des récits bien racontés après tout. Le scénariste Kara, ici, étonne, surprend, s’amuse à nous balader avant de nous rendre à l’évidence : Marie a fabriqué elle-même nombre des démons qui la hantent…

Quant à l’aspect artistique, ici dû au japonais Masa, s’il souffre d’une technique de colorisation hélas un peu froide, et que je soupçonne d’utiliser intensivement une informatique assez rigide au lieu de laisser la sensibilité du geste en tirer toute la splendeur, il illustre néanmoins à merveille ce conte dont la trame tissée à travers le temps et l’espace ne laisse pas indifférent…

Couverture de recto du manga Réalités

Réalités, Kara & Masa
Soleil Productions, collection Fusions, janvier 2008
46 pages, env. 14 €, ISBN : 978-2-849-46953-8

Karafactory, le site officiel de Kara
Gaifu Kasei, le site officiel de Masa
– le trailer officiel de l’album Réalités


Entrer votre e-mail :