En Terre étrangère

Couverture de la dernière édition française de En Terre étrangèreValentine Michael Smith est né sur Mars, de parents humains qu’il n’a jamais connus. Recueilli et élevé par des Martiens, il devient un Martien par l’esprit — au point d’acquérir des pouvoirs extra­ordinaires. Quand il arrive sur Terre, il a du mal à survivre : la pesanteur, la pression atmosphérique, la souffrance et l’agressivité des hommes, tout le met mal à l’aise. Si encore on le laissait tranquille ! Mais il comprend vite qu’il dérange : il se retrouve en proie à des ennemis qu’il n’a pas provoqués, et dont le comportement est aussi virulent qu’inexplicable. Alors il cherche des alliés pour faire reconnaître ses droits ; il comprend qu’on lui contestera toujours sa place en ce monde, qu’il devra se défendre ; et il devient une sorte de messie prêchant un message de paix, de salut, d’amour libre et d’anarchie. Les hommes sont si bêtes qu’ils ne l’ont pas accueilli avec hospitalité ; maintenant, ils devront compter avec lui. À bon entendeur, salut. (1)

On dit de ce livre qu’il est devenu la bible du mouvement hippie et ça se voit : un Heinlein en grande forme nous décrit un système d’organisation communautariste dont le pilier central se trouve être ce fameux « amour libre » avec lequel on nous a rebattu les oreilles pendant à peu prés une génération avant de se rendre compte qu’il présentait un parfum d’utopie pour le moins discutable même si l’idée est belle. Heinlein revisitera d’ailleurs ce thème brièvement avec un peu plus de retenue et de recul dans sa description de la société pseudo-communiste de Révolte sur la Lune, un autre très bon ouvrage que je vous conseille vivement…

Malgré cet aspect très « libéral » de l’ouvrage, au moins pour l’époque, on aurait tort de considérer En Terre étrangère comme une tentative pour son auteur de sortir de l’image qu’il s’était faite en écrivant Etoiles, garde-à-vous ! (ce dernier aurait d’ailleurs été rédigé alors qu’En Terre étrangère était déjà bien avancé, et en réponse à une des relations d’Heinlein à propos d’une discussion plutôt animée sur le militariat et la guerre…) : en fait, l’auteur ne m’est jamais apparu aussi radical que dans cette histoire. Cynique et sans concession, il attaque sans vergogne les dogmes des diverses religions et les excès d’une société capitaliste où fleurissent les sectes et se répand la publicité, cette critique étant principalement matérialisée à travers les commentaires sarcastiques du personnage de Jubal Harshaw – l’avocat représentant les intérêts de Valentine Smith – qui ne va pas sans rappeler Heinlein lui-même. Du coup, le discours devient un peu paradoxal : entre le libertarisme sexuel et les prises de position pour le moins tranchées, on se demande un peu où l’auteur veut en venir… Puis on se rappelle que la doctrine de « l’Homme de Mars » repose essentiellement sur sa fortune colossale qui lui permet toutes les extravagances et on comprend mieux non seulement ce que ce système peut avoir d’utopique – dans le sens où les pauvres en seront toujours exclus – mais aussi comment seule une société ultra-libérale peut permettre un tel « débordement » – ce n’est pas la récente actualité qui me contredira.

Je n’irais pas jusqu’à dire que les hippies n’ont rien compris au contenu de ce livre mais je pense qu’Heinlein s’est un peu laissé guider par le système qu’il avait établi dans son postulat de départ et en a poursuivi le développement en suivant les principes campbelliens (du nom de John W. Campbell, le fondateur du magazine de science-fiction américain Astounding qui ouvrit la voie vers l’« Âge d’Or » du genre, et non Joseph Campbell, le théoricien de la littérature), principes encore en vogue à l’époque où cet ouvrage fut écrit et qui stipulaient qu’une bonne histoire de science-fiction se devait de présenter des bouleversements sociaux notables en rapport avec le postulat techno-scientifique servant de base à la narration. La structure d’ensemble de l’histoire est très « logique » de bout en bout, surtout dans la seconde partie où Jubal Harshaw se déchaîne pour sortir Smith du bourbier dans lequel l’a précipité « son absurde héritage » : c’est ce genre de passage qui m’aide à comprendre pourquoi Heinlein a un jour proposé de remplacer la signification de l’acronyme SF depuis Science-Fiction vers Speculative Fiction car les mots y accomplissent infiniment plus que la meilleure quincaillerie.

Bien que présentant quelques légères faiblesses ici et là (traduction ?), la narration est très fluide et agréable à lire comme souvent chez Heinlein, de sorte que la lecture de ce pavé (480 pages quand même, et pas écrites en gros en plus…) (1) est assez rapide. Comptez un week-end bien rempli parce-que tout de même c’est dense. Certains passages sont assez drôles, ce qui ne gâte rien même si cet humour-là n’est pas forcément du goût de tout le monde.

(1) Cette chronique concerne l’édition Pocket de 1985.

En terre étrangère (Stranger in a Strange Land, 1961), Robert A. Heinlein
France Loisirs, mai 2001 (traduction de 1970)
576 pages, ISBN : 2-7441-4520-3

– d’autres avis : nooSFère, Yozone, Les Singes de l’espace, Traqueur stellaire
– la préface de Gérard Klein
– prix Hugo, catégorie roman, en 1962
– une chanson du groupe Iron Maiden, intitulée Stranger in a Strange Land et présente sur leur album Somewhere in Time, a peut-être été inspirée par cet ouvrage