Mobile Suit Gundam : Author’s Cut (3d)

Portrait de Yoshiyuki TominoSommaire :

1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur (le présent billet)
4. L’innovation
5. La colonisation de l’espace
6. La métaphore
7. Le newtype
8. Conclusion et sources

L’auteur :

a. Les débuts
b. Premiers succès
c. Le triomphe
d. Dix ans de Gundam (le présent billet)
e. L’après Gundam

d. Dix ans de Gundam

Jaquette DVD du premier volume de l'édition américaine de la série TV Mobile Suit Zeta GundamParce que le public attend une suite à Mobile Suit Gundam depuis plusieurs années, Mobile Suit Zeta Gundam connait un succès immédiat. Et compte tenu des tragédies que subit son protagoniste principal dans la première demi-douzaine d’épisodes à peine, l’audience ne faiblit pas – bien au contraire. Ce niveau de noirceur et de pessimisme augmentera d’ailleurs lui aussi tout au long du récit, et dans des proportions considérables, jusqu’à atteindre des sommets qui feront de Zeta Gundam la production Gundam la plus prisée par les fans, la plus emblématique de toute la franchise. Il faut dire aussi que le réalisateur n’y va pas par quatre chemins en prenant le contrepied complet de l’original : si sept années à peine séparent le début de ce récit de la fin de la Guerre d’Un An décrite dans Mobile Suit Gundam, la scène politique de ce futur a considérablement changé, au point que les libérateurs d’hier y sont devenus les oppresseurs d’aujourd’hui ; ici en effet, et dans le but de se débarrasser pour toujours du spectre de Zeon dont des survivants hantent toujours diverses zones du système solaire, les officiels de la Fédération ont donné les pleins pouvoirs à une division militaire adepte de la manière forte, les Titans, pour réprimer les moindres velléités de dissidence des colons de l’espace envers l’hégémonie de la Terre, quitte à provoquer des bains de sang ou même – pire – à massacrer des colonies entières, comme justement le fit jadis Side 3 dans les tous premiers jours de sa guerre d’indépendance. Dans ce climat de tensions politiques et sociales, un jeune homme, Kamille Bidan, se voit soudain contraint de rejoindre l’AEUG – pour Anti-Earth Union Group –, une faction de résistance à la Fédération composée de simples citoyens excédés mais aussi d’anciens soldats de Zeon et même de membres des forces fédérales : ce groupe s’opposera aux Titans dans un crescendo progressif dont le climax marquera à jamais l’histoire de la sphère humaine…

En fait, Zeta Gundam décrit comment, à force d’avoir combattu le dragon Zeon, la Fédération est devenue un monstre à son tour – une manière certes simple mais néanmoins efficace de mesurer quel traumatisme cette dernière a subi lors de la Guerre d’Un An. Mais il s’agit surtout d’un changement de paradigme qui étonne en fin de compte assez peu de la part d’un réalisateur dont l’ensemble de l’œuvre, à ce stade, a déjà habitué son public à une absence totale de manichéisme : ce revirement narratif se voit d’ailleurs très bien illustré par le titre du premier épisode de cette série, intitulé The Black Gundam (Le Gundam Noir) – le Gundam, jadis un symbole de victoire contre le totalitarisme, est à présent un objet de ténèbres, et ses constructeurs de nouveaux tyrans…

Visuel de promotion pour la série TV Mobile Suit Zeta GundamSi cette formule narrative reste en fin de compte assez classique, puisqu’elle consiste simplement à faire l’inverse de ce qui avait été fait dans l’œuvre précédente, ici en intervertissant les rôles des protagonistes principaux et de leurs adversaires, elle s’avère néanmoins servie par un sens du récit qui démontre une maîtrise totale de l’effet tragique – au sens le plus littéraire du terme. Pourtant, c’est moins une question de talent d’écrivain que de circonstances car, et c’est là l’occasion de lever le voile sur un de ses traits de caractère déjà évoqué dans la partie précédente de cette biographie, Tomino est en fait un dépressif ; plus sensible et émotif que la moyenne, comme la plupart des esprits créatifs à vrai dire, il lui arrive de se laisser gagner par les aspects négatifs de la vie au point qu’il ne considère plus que ceux-là et se trouve incapable d’en distinguer les éléments positifs : « il voit tout en noir » pour reprendre l’expression bien connue – selon ses propres déclarations, d’ailleurs, il faillit même commettre un meurtre un jour (1). Souvent chronique, un tel trouble peut influencer de manière considérable une création littéraire ou artistique et, justement, Tomino se trouve victime d’une dépression nerveuse au cours de la réalisation de Zeta Gundam… C’est du moins ce qu’il affirma dans une interview de 2002, où il disait sans détour avoir été malade quand il réalisa Zeta Gundam (2), mais aussi dans un entretien accordé à Anime News Network en juin 2009, où il expliquait à propos du récent remake de cette série en une trilogie de films pour le cinéma : « Jusqu’à un certain âge, j’aimais introduire mes frustrations dans mon travail. […] » Pourtant, dans ce dernier cas, on comprend mal de quelle frustration il pouvait bien s’agir ; à cette époque, en effet, non seulement deux de ses œuvres avaient reçu l’Anime Grand Prix à juste un an d’intervalle, mais aussi sa série de romans Wings of Rean avait connu une adaptation en série TV, et par dessus le marché toutes ses productions rencontraient un succès systématique… Une telle réussite constitue un bien meilleur lot que celui de la plupart des créatifs, surtout dans un domaine aussi hasardeux que celui de l’animation, de sorte qu’on commence à se demander si Tomino n’exagère pas sa détresse personnelle, au moins un peu – comme, justement, ont une nette tendance à le faire les esprits dépressifs.

Ainsi s’expliquerait – au moins en partie – le degré de noirceur et de pessimisme qui caractérise Zeta Gundam et qui a beaucoup participé à son immense succès, surtout auprès d’un public adolescent dont les rapports à la société se trouvent souvent teintés d’idées noires, faute d’un meilleur terme, et d’un certain attrait pour les choses obscures, ou qui paraissent telles – ces traits de caractère prenant racine la plupart du temps dans les bouleversements hormonaux qui définissent l’adolescence et qui s’avèrent plus ou moins mal vécus selon les jeunes, les incitant ainsi à développer une vision négative des choses. Explication qui, du reste, n’enlève rien aux immenses qualités artistiques et narratives de cette série exceptionnelle qui n’a pas du tout ou si peu à rougir de la comparaison avec les œuvres d’aujourd’hui : si son scénario se montre parfois un peu confus et peut-être même un peu répétitif dans la structure d’un épisode à celle d’un autre, et s’il vaut mieux connaître assez bien les divers tenants et aboutissants de Mobile Suit Gundam pour aborder sa séquelle afin d’en saisir toutes les subtilités, Zeta Gundam mérite largement sa réputation et reste une œuvre à voir, même pour les spectateurs peu connaisseurs de la franchise ou bien peu intéressés par celle-ci ; en plus de l’inversion des rôles déjà évoquée, on apprécie en particulier la retranscription du climat de guerre civile qui caractérise cette période de l’univers principal de Gundam : plusieurs factions aux intérêts souvent divergents s’y affrontent ou bien s’y allient alors que les nombreux personnages tentent tous de faire ce qui leur semble juste à un moment de l’Histoire où la frontière entre Bien et Mal se montre pour le moins floue… Les connaisseurs noteront néanmoins qu’aucun des éléments propres à Zeta Gundam, ou du moins qui ont largement participé à lui valoir son succès, ne se trouvait pas déjà dans au moins une réalisation passée de Tomino, et en particulier des productions comme Xabungle ou Dunbine.

Jaquette DVD du troisième volume de l'édition originale japonaise de la série TV Mobile Suit ZZ GundamMais c’est dans un état d’esprit radicalement différent que Tomino s’attaque à la suite de Zeta Gundam. Sur ce point, d’ailleurs, on peut mentionner des bruits de couloir persistants qui font état de courriers de fans qu’aurait reçu Tomino au cours de la diffusion de Zeta Gundam et dans lesquels de jeunes gens lui confiaient qu’ils se sentaient tout à fait en phase avec la noirceur de cette série ; ceci peut sembler un simple détail, mais c’est pourtant une des raisons qu’invoqua Tomino pour le changement de ton qui caractérise la séquelle de Zeta : l’influence, ici négative, que son œuvre exerçait sur de jeunes gens (2).

Voilà peut-être pourquoi Mobile Suit Gundam ZZ commence comme une série… comique. Alors que la Fédération est laissée exsangue par la Guerre de Gryps décrite dans l’opus précédent, des troupes survivantes de Zeon réfugiées sur l’astéroïde Axis des années plus tôt à la toute fin de la Guerre-d’Un-An se proclament Neo-Zeon pour exiger des dirigeants de la Terre ce qu’ils estiment leur revenir de droit – la soumission totale et sans condition de toute la sphère humaine. Seul l’AEUG s’affirme en mesure de s’opposer à eux, mais avec ses effectifs décimés par la Guerre de Gryps, le croiseur Argama doit enrôler un jeune éboueur de l’espace expert dans le pilotage des manœuvriers orbitaux qui permettent de collecter les débris de l’espace et dont la manipulation diffère peu de celle des mobile suits ; mais ce jeune homme, Judau Ashta, a un tempérament pour le moins… particulier. On peut voir que c’est un revirement assez radical, et qui en surprit bien sûr plus d’un – surtout après la conclusion pour le moins sanglante de Zeta Gundam. Encore qu’à y regarder de près de telles successions d’inversions caractérisent l’ensemble de l’œuvre de Tomino jusque-là : le sombre et ultra-violent Zambot 3 laisse place à l’insouciant Daitarn 3, les si sérieux et réalistes First Gundam et Ideon se voient suivis par le bien léger Xabungle, et l’apocalyptique Dunbine précède immédiatement le rocambolesque L-Gaim – aux fans qui, ces dernières années, s’interrogèrent sur ses œuvres les plus sombres, Tomino répondit qu’il tentait de répondre aux dépressions ou aux insomnies dont il souffrait lors de la réalisation de certaines productions par une sorte d’auto-médication consistant à tâcher de faire son œuvre suivante plus légère (2). Bref, le ton humoristique de ZZ Gundam était en fait assez annoncé par Zeta Gundam.

Toujours est-il que si beaucoup considèrent Gundam ZZ comme un segment assez dispensable de Gundam en raison de sa légèreté, je ne partage pas cet avis. D’abord parce que la seconde moitié de la série relève considérablement le niveau, même si elle n’arrive pas vraiment à celui de son prédécesseur ; ensuite parce que le spectateur y trouvera l’occasion de découvrir diverses facettes de l’univers de Gundam, à travers quelques épisodes qui peuvent sembler anecdotiques mais dont le contenu présente des éléments tout à fait informatifs sur le déroulement de la colonisation de l’espace dans ce futur possible : ici, elle se pose bien loin des clichés de la science-fiction occidentale de l’époque et anglo-saxonne en particulier, qu’on trouve bien souvent teintée d’un optimisme béat, en tous cas dans les œuvres audiovisuelles – en fait, on y retrouve plusieurs des idées développées par Tomino dans le roman de Mobile Suit Gundam qui constitue le sujet principal de ce dossier et qui s’avère une inspiration prépondérante pour l’univers de Gundam pris dans son ensemble, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer dans la partie précédente quand j’expliquais quel rôle tint ce livre dans la réalisation de l’adaptation de la série TV en trois long-métrages pour le cinéma. Bref, ZZ s’avère en réalité bien plus noir qu’il y paraît, mais pour peu qu’on fasse l’effort de ne pas s’arrêter aux apparences immédiates. Et puis c’est aussi le meilleur moyen de saisir pleinement quels événements amènent le tout premier univers Gundam vers la conclusion de son chapitre principal, ce qui ne représente tout de même pas rien (3).

Jaquette DVD de l'édition française du film Mobile Suit Gundam : Char's Counter-AttackCette conclusion prend la forme d’un long-métrage pour le cinéma, Mobile Suit Gundam : Char’s Counter-Attack, qu’il m’est difficile d’évoquer en détail sans en révéler des éléments essentiels ; je me contenterais donc de le survoler le plus brièvement possible. Sorti le 12 mars 1988, soit plus d’un an après la fin de ZZ, ce film situe son récit environ cinq ans après les événements narrés dans cette série et présente l’affrontement final d’Amuro Ray et de Char Aznable, les deux principaux protagonistes de la série originale – qui étaient restés absents de ZZ et pour le moins assez effacés dans Zeta – dans un climat particulièrement violent de tensions politiques mais aussi des affrontements d’ordre philosophique, faute d’un meilleur terme, et du moins dans le contexte précis de Gundam. On y voit Char Aznable qui a repris les rênes de Neo-Zeon et révélé sa parenté avec Zeon Zum Deikun pour justifier son plan de bombardement de la Terre avec des astéroïdes : son but consiste à la rendre inhabitable pour ainsi forcer tous les terriens à devenir eux aussi des habitants de l’espace en abandonnant leur statut d’élite dans lequel toutes les guerres spatiales jusqu’ici trouvèrent leurs racines ; mais c’est aussi pour lui un moyen de concrétiser la vision contoliste de son père d’une humanité toute entière dédiée à se forger son destin dans les étoiles au lieu de persister à croupir sur Terre… L’habileté du réalisateur se mesure ici à la manière dont il répond aux questions de longue date des fans qui se disputaient sans cesse, à l’époque, pour savoir lequel des deux protagonistes principaux faisait le meilleur pilote de combat : à cette question, bien sûr tout à fait cruciale, Tomino choisit de ne pas répondre à travers une fin qui en dit long sur ce qu’il pense de ces pseudo-débats de fanboys, mais aussi sur le développement de celui de ces deux personnages auquel il s’identifiait le plus – Char Aznable. On sait bien, en effet, qu’un auteur met toujours une part de lui-même dans chacun de ses personnages, et le sort qu’il réserve à celui-ci s’avère très informatif sur l’état d’esprit du réalisateur dans la perception qu’il a de lui-même à ce moment-là : l’aspect le plus intéressant de Char’s Counter-Attack réside dans cette information qu’il donne sur son auteur – Tomino a changé, et il souhaite ardemment passer à autre chose.

Ses admirateurs, pourtant, accueillirent la nouvelle avec une certaine joie car son nouveau projet s’avère être un autre Gundam, et précisément un autre long-métrage – ce qui, compte tenu du succès de Char’s Counter-Attack, déchaîne quelques nouvelles passions. Mais il s’agit surtout d’une autre histoire, où les fantômes du passé enfin écartés, et pour toujours, laissent place à une nouvelle génération de personnages.

Jaquette DVD de l'édition française du film Mobile Suit Gundam F91Hélas, Mobile Suit Gundam F91 déçoit son public. Profondément. Car, sous bien des aspects, ce film évoque surtout un simple remake du Mobile Suit Gundam original, mais en plus court… Mis à part une qualité d’animation hors norme, même pour une production cinématographique, et le choix de placer ce récit 30 ans après les événements de Char’s Counter-Attack, soit dans un climat politique et social assez différent de celui dépeint dans ce film, ce qui souligne d’autant plus l’aspect « Histoire du Futur » (4) qui reste une caractéristique de la franchise, peu de choses différencie vraiment F91 de la série TV originale sortie 12 ans plus tôt : il semble que la plupart des personnages principaux ont été simplement renommés, avec un nouveau character design, avant de se voir replacés dans une intrigue somme toute assez comparable à celle de First Gundam bien qu’abrégée. Ici, une faction aux velléités d’indépendance appelée les Crossbone Vanguards prend soudain le contrôle des dernières colonies construites pour accueillir les nouveaux émigrants de l’espace : prise au dépourvu en raison de sa complaisance envers les habitants de la haute orbite qu’elle méprise toujours autant, mais aussi parce qu’elle s’est affaiblie au fil du temps en l’absence de toute menace sérieuse contre son hégémonie, la Fédération se voit vite obligée d’abandonner la colonie Frontier IV ; seuls y restent des civils, dont l’étudiant Seabook Arno qui voit nombre de ses amis périr dans les affrontements mais aussi sa camarade Cecily Fairchild s’avérer être Berah Ronah, l’héritière du clan Ronah qui contrôle les Crossbone Vanguards à travers une néo-aristocratie aux traits nettement impérialistes. Seabook luttera contre cette nouvelle menace à l’aide d’un mobile suit de pointe conçu par sa propre mère, le Gundam Formula-91, et grâce auquel il découvrira peu à peu ses capacités de newtypes dont il se servira pour tenter de renverser le cours de cette nouvelle guerre.

Si ce synopsis rappelle beaucoup First Gundam, à quelques détails près, on retient néanmoins un aspect jusqu’ici inédit dans Gundam, qui peut sembler emprunté au roman Étoiles, garde-à-vous ! (Starship Troopers ; Robert A. Heinlein, 1959) dont l’influence sur la toute première série TV de la franchise a déjà été évoquée dans une partie précédente de cette biographie, mais qui peut aussi s’avérer en fait tiré du Japon féodal : F91, en effet, nous présente les ennemis de la Fédération comme adeptes d’un système social où seuls ceux qui mettent leur vie en jeu pour défendre leur nation, c’est-à-dire les guerriers, peuvent prétendre à jouer un rôle politique au sein de leur société ; s’il s’agit techniquement de ce que Platon appelait une timocratie, ou encore timarchie, un tel système rappelle bien sûr la féodalité du Moyen Âge où régnait la noblesse qu’incarnait en partie la chevalerie dont le samouraï reste bien sûr l’équivalent dans le Japon traditionnel – toute la différence avec Étoiles, garde-à-vous ! tient dans ce qu’ici le soldat ne devient pas un citoyen possédant le droit de vote : le modèle politique des Crossbone Vanguards est en réalité un renouveau du règne de l’aristocratie dans une civilisation de l’espace, soit une organisation sociale assez peu différente de celle présentée dans l’univers de Dune (Frank Herbert ; 1965-1985) par exemple. Mais cet aspect, en raison du format long-métrage qui réduit la longueur du récit, ne pourra hélas se voir présenté avec toute la profondeur qu’il méritait…

Mais le projet original consistait bien à produire une nouvelle série TV de 52 épisodes – chiffre standard d’une production Gundam de l’époque pour le petit écran, soit le double d’une série normale – dont ce film ne couvre qu’environ le premier quart, soit environ 13 épisodes ; condenser de la sorte un tel nombre d’épisodes en à peine deux heures explique pourquoi le rythme de ce film est aussi rapide et certains de ses détails parfois difficiles à saisir. Si des sources considérées comme sérieuses telle que l’encyclopédie en ligne d’Anime News Network évoquent de fréquentes disputes au sein du personnel de Sunrise affecté à ce projet, j’ignore à quoi ces disputes se trouvaient liées… Car les conflits de personnalité sont choses fréquentes entre artistes, et je vois mal comment elles auraient pu empêcher la réalisation d’une nouvelle série Gundam alors que cette franchise représente alors la plus grande source de revenus du studio – à cette époque, une OVA en six épisodes, Mobile Suit Gundam 0080: War in the Pocket, (Fumihiko Takayama ; 1989), était sortie deux ans plus tôt, et une seconde en 13 épisodes, Mobile Suit Gundam 0083: Stardust Memory (Mitsuko Kase & Takashi Imanishi ; 1991), était en cours de diffusion ; et je n’évoque même pas les lignes de jouets, les adaptations et séries dérivées sous forme de mangas, de jeux vidéo, de radio dramas, etc. Bref, j’y vois plutôt une certaine mauvaise volonté d’une ou plusieurs personnes impliquées suite à un désaccord profond qui n’a rien, ou peu de choses, à voir avec le projet lui-même.

Sur ce point, il vaut de rappeler qu’eut lieu en 1989 l’effondrement du rêve japonais, avec l’explosion d’une bulle spéculative soigneusement entretenue depuis de nombreuses années, et l’ensemble du pays bascule à ce moment dans une dépression dont il n’est d’ailleurs toujours pas sorti à ce jour. C’est alors une hécatombe dans l’industrie de l’animation qui ne trouve plus de sponsors pour financer de nouveaux projets et doit donc se rabattre sur des valeurs sûres telles que séquelles ou séries dérivées… Il ne me paraît pas incongru de voir dans cet événement au moins une des causes des disputes déjà mentionnées, à travers les souhaits d’une partie du studio de faire de la nouvelle série Gundam un long-métrage pour le cinéma – c’est-à-dire un projet plus simple à gérer car plus court qu’une série TV, donc moins coûteux et qui donc rapporte plus. Ce qui n’a certainement pas plu à Tomino, d’une part parce qu’il avait travaillé dur pour développer les divers éléments de ce qui devait être au départ une nouvelle série – créations de personnages plus échafaudage d’une intrigue générale en fonction de l’évolution d’un univers à la complexité déjà hors norme – mais qui ne pouvait plus rentrer dans un long-métrage, et d’autre part parce que sa liberté de créatif se voyait soudain ligotée – ce que les artistes vivent très mal le plus souvent – ; ceci suffirait largement à expliquer une certaine mauvaise volonté de sa part à se prêter à ce qui relève du suicide narratif pur et simple… On peut néanmoins mentionner au passage le manga Mobile Suit Crossbone Gundam (Yuichi Hasegawa ; 1994-1997), qui tient lieu de séquelle à F91 mais sur lequel l’influence de Tomino reste assez difficile à cerner avec précision puisqu’il s’y trouve crédité uniquement de créateur du concept du récit – quoi que ça signifie précisément.

Jaquette du coffret de l'édition originale japonaise intégrale de la série TV Mobile Suit Victory GundamPourtant, il trouvera malgré tout une occasion d’utiliser une bonne partie de son travail sur F91 dans la nouvelle production Gundam, cette fois une série TV qui reste à ce jour un des chapitres les plus sombres et les plus poignants de la franchise : Mobile Suit Victory Gundam. Car, sorti le 2 avril 1993, ce récit s’ancre dans son présent en ouvrant son intrigue par des combats en Europe Centrale qui rappellent bien sûr la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) dont les diverses factions en conflit déchirent à l’époque la Yougoslavie depuis un an… À travers une « croisade des enfants » qui en fait sert surtout à explorer les limites du matriarcat, ce segment de Gundam montre une claire évolution de son univers en proposant une hégémonie terrienne sur le déclin au point d’avoir laissé se déchaîner une lutte âpre pour le pouvoir au sein des colonies de l’espace – et même si cet élément restera assez peu mis en avant tout au long du récit. Située 30 ans après F91, et donc 60 ans après Char’s Counter-Attack, Victory Gundam montre l’Empire Zanscare de Side 2, qui a pris le contrôle de l’ensemble des colonies, se tourner contre une Terre affaiblie au point de se trouver à sa merci. C’est à la faction League Militaire qu’échoit donc le rôle de protéger la planète de cette invasion, à l’aide de ses mobile suits de pointe : Uso Ewin, à peine 13 ans, se trouve ainsi propulsé au beau milieu du conflit et doit lutter aux commandes du Victory Gundam ; s’il se montre un newtype talentueux, il ne combat pas que pour vaincre l’Empire Zanscare mais aussi pour retrouver ses parents qui l’ont laissé sur Terre quand ils partirent dans l’espace – et surtout sa mère…

Victory Gundam s’affirme vite comme une production tout à fait exceptionnelle dans la chronologie Universal Century. D’abord parce qu’il s’agit de la première série TV de la franchise à l’époque à fonctionner en stand alone depuis First Gundam, au contraire des deux autres qui se suivaient entre elles ou bien suivaient un opus précédent. Ensuite, c’est aussi pour le spectateur l’occasion de constater que le réalisateur a bien des choses à dire sur les femmes, et des choses qui ne rappellent les clichés machistes du Japon contemporain qu’en apparence : si la subtilité d’un auteur dans son traitement de la différence des sexes reste un excellent moyen de mesurer ses qualités de conteur, alors Tomino s’affirme ici comme un narrateur de premier plan. Enfin, parce qu’à travers le portrait d’un matriarcat, Victory reste à ce jour, et dans les limites de mes connaissances, la première tentative réelle pour un réalisateur du genre mecha de se démarquer du schéma traditionnel d’opposition père-fils caractéristique de ce courant : il apparaît assez évident, en effet, que compte tenu des relations qu’entretiennent les pilotes de mechas avec leur père – celui-ci étant le plus souvent mort ou disparu, à moins qu’il ait purement et simplement abandonné son fils –, le protagoniste principal d’une production du genre souffre d’une image du père, c’est-à-dire de l’autorité, pour le moins problématique (5) ; rappelons au passage que la branche « super robot » du genre présente le plus souvent le mecha vedette comme fabriqué par le père du pilote, avant de préciser que dans la branche « real mechas », les engins sont créés par l’état en guerre qui constitue lui aussi une autre image du père puisqu’il représente l’autorité sociale au sens large : le mecha s’affirme en fait depuis le début du genre comme une image du père absent qui continue pourtant à accompagner son fils à travers la machine, du moins d’un point de vue métaphorique, faute d’un meilleur terme, et ainsi à lui conférer son pouvoir et sa force (6) – dans le but, dirait la psychanalyse, de lui donner les moyens de se tailler un chemin vers l’âge adulte.

Visuel de promotion de la série TV Mobile Suit Victory GundamMais le Victory Gundam fut conçu par la mère d’Uso, qui œuvrait là non pour un état légitime mais pour la faction de résistance clandestine League Militaire, de sorte que le mecha représente ici la mère du pilote et non son père ; rappelons que c’était déjà le cas dans F91 mais dans un contexte socio-politique assez différent puisque les Crossbone Vanguards n’y sont pas organisés en matriarcat, sans oublier non plus que Seabook y était plus âgé qu’Uso, ce qui implique un rapport différent à l’image de la mère. Soulignons enfin que ce détail concernant la conception du Victory Gundam présente d’autant plus d’importance que le pilote, dans ce cas précis, reste encore un enfant, soit un être qui a davantage besoin d’une mère que d’un père ; du moins jusqu’à ce que le récit parvienne à son terme et qu’Uso abandonne le Victory Gundam désormais inutile en raison de la paix retrouvée : ceci revient pour lui à quitter le giron de sa mère afin de devenir enfin un homme, et en particulier à travers la découverte à venir de son père. En fait, Victory Gundam à lui tout seul bouscule plusieurs conventions du genre et de la franchise Gundam, y compris les plus fondamentales : pour cette raison, cette série exceptionnelle à plus d’un titre mérite toute votre attention.

Mais au-delà de tout cet aspect intellectuel, ou assimilé, c’est surtout une histoire de guerre profondément sombre, qui rivalise tout à fait de noirceur avec Zeta Gundam, et où l’innocence de l’enfance ne protège de rien, bien au contraire. Sur ce point, d’ailleurs, Tomino dépasse largement le cadre de l’éclatement de la Yougoslavie déjà évoqué pour aborder celui des enfants-soldats d’Afrique, ce qui peut éventuellement constituer pour lui un moyen de souligner le statut de nation « tiers-mondiste » de la Terre dans l’avenir de cet univers fictif décidément bien loin des poncifs de la science-fiction dans le format audio-visuel. En effet, le thème de la Terre tombée de son piédestal en tant que monde leader de la sphère humaine reste un élément prépondérant de la science-fiction moderne, depuis l’aube du genre dans les années 30, et surtout celle qui aime les évolutions de paradigmes sociaux provoqués par les progrès techniques. Car ce que nous montre Victory Gundam avant tout, c’est une humanité qui a enfin accepté l’idée d’abandonner le giron de la planète-mère pour accomplir son destin dans les étoiles, en se conformant ainsi aux préceptes élaborés longtemps auparavant par Zeon Zum Deikun qui, pour le coup, apparaît enfin comme un visionnaire véritable : alors qu’Uso devient adulte en abandonnant le Gundam fabriqué par sa mère après avoir gagné la guerre, l’humanité abandonne son enfance en quittant le monde qui l’a vue naître – c’est bien là toute l’essence de Mobile Suit Gundam, dès le tout premier opus de la franchise : j’aurais l’occasion d’y revenir en détail dans une prochaine partie de ce dossier.

Cependant, selon certains on-dits, c’est encore une fois une dépression nerveuse qui pousse Tomino à écrire une histoire aussi pessimiste et sombre. Car dans ce climat de crise durable, les difficultés financières de Sunrise ne s’arrangent pas et en cours de préparation de Victory Gundam des négociations ont lieu avec Bandai en vue de faire racheter le studio par celui-ci, ce qui le condamnerait ainsi à devenir le pantin du fabricant de jouets à travers des productions toujours plus orientées vers un public aveugle et consommateur… Et puisque son bébé reste la licence la plus lucrative de Sunrise, et donc maintenant de Bandai, il est temps à présent pour Tomino de quitter ce navire qu’il ne gouverne plus.

Mais s’il ne reviendra pas à Gundam avant 1999, il a néanmoins d’autres projets sous le coude…

Suite du dossier (L’auteur : e. L’après Gundam)

Jaquette DVD de l'édition américaine de l'OVA Tales of Byston Well: Garzey's Wing

(1) voir son interview (en) accordée en septembre 2009 au magazine Chopsticks NY – Japanese Culture in New York, dans sa réponse à la question « What’s the good thing about being an anime director? ».

(2) Michael Toole, Terminal Tominosis (The Mike Toole Show, 25 septembre 2011) (en).

(3) on peut évoquer que, durant la diffusion de Mobile Suit Gundam ZZ, Tomino réalisa une OVA en trois épisodes d’une heure chacun récapitulant sa série TV Heavy Metal L-Gaim : si les défauts typiques de ce genre de production restent bien assez connus du public pour ne pas s’y attarder, surtout dans une partie de ce dossier entièrement consacrée à dix ans de Gundam, il vaut néanmoins de préciser que le dernier épisode de cette très courte série se présente comme un spin-off à la fois de très bonne facture et tout à fait caractéristique du Tomino que ses admirateurs apprécient le plus – d’ailleurs, c’est certainement le segment le plus intéressant de toute la licence L-Gaim…

(4) dans le vocable de la science-fiction, ce terme désigne une suite de récits qui dépeignent un avenir en évolution et dont chaque histoire permet d’en explorer un segment ; beaucoup d’écrivains de science-fiction ont produit des séries de ce type, tels qu’Isaac Asimov, Arthur C. Clarke ou Robert A. Heinlein, pour citer les plus connus.

(5) rappelons néanmoins qu’une telle image du père reste assez caractéristique de la culture manga d’après-guerre en général, ce qui n’étonne pas en raison de ses racines troublées : voir l’article de Jean-Marie Bouissou, Du Passé faisons table rase ? Akira ou la Révolution self-service (La Critique Internationale n°7, avril 2000).

(6) pour une démonstration plus complète, voir le court essai de Bounthavy Suvilay, Robot géant : de l’instrumentalisation à la fusion (Belphegor, Dalhousie University, vol. 3, no 2, Terreurs de la science-fiction et du fantastique, 2004) ; lire ce texte en ligne.

L’auteur :
a. Les débuts
b. Premiers succès
c. Le triomphe
d. Dix ans de Gundam (le présent billet)
e. L’après Gundam

Sommaire :

1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur (le présent billet)
4. L’innovation
5. La colonisation de l’espace
6. La métaphore
7. Le newtype
8. Conclusion et sources