Akira : 20 ans après (11)

Le surhomme TetsuoSommaire du dossier

Introduction

L’œuvre et son auteur
1) Avant Akira

2) Pendant Akira
3) Après Akira

Une œuvre cyberpunk ?
1) Cyberpunk et science-fiction

2) Cyberpunk et Akira

Les personnages
1) Tetsuo Shima

2) Kanéda Shotaro
3) Kay
4) Le Colonel Shikishima

L’image du surhomme (le présent article)
1) Akira et… Akira (le présent article)
2) Akira et Tetsuo

Conclusion et sources

L’image du surhomme

Le terme « surhomme » ne doit pas porter à confusion : il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de quelque doctrine philosophique ou raciste que ce soit, quel que soit leur intérêt dans les champs d’étude de la métaphysique ou leur rôle dans l’Histoire récente, et qu’elles soient le produit des réflexions de penseurs reconnus ou l’objet d’odieux détournements de thèses darwiniennes. De plus, il va de soi pour tout esprit un tant soit peu cultivé sur le plan scientifique que ni le paranormal ni la parapsychologie, ou toute autre forme d’ésotérisme plus ou moins dérivé des mythes et légendes ancestraux, n’ont aucune valeur rationnelle dans l’état actuel des connaissances établies par les chercheurs.

Le but de cette partie consiste donc à partager avec le lecteur les impressions qui sont les miennes – et seulement les miennes – quant à la représentation des pouvoirs psychiques que fait Otomo dans Akira afin de tenter d’éclairer non seulement les aficionados de l’œuvre mais aussi les profanes sur certains éléments qui servent de base narrative à celle-ci et qui se révèlent souvent confus, même pour l’otaku confirmé. Pour cette raison, l’examen de cet aspect de l’histoire n’est pas basé sur la traduction française officielle du film qui est toujours en vigueur depuis sa sortie en 1991 mais sur d’autres, souvent considérées dans les communautés de fans d’animes et de mangas comme bien plus fidèles à l’original parce que faites par des passionnés pour des passionnés au lieu d’être le résultat d’approximations destinées à servir une audience « grand public » qui s’avère le plus souvent peu soucieuse du respect dû aux œuvres étrangères ; ce type de traduction, qui n’est pas supposée s’obtenir contre de l’argent, est ce qu’on appelle un fansub (je m’abstiendrais d’entrer ici dans les problèmes inhérents à cette forme de distribution d’œuvres soumises à un copyright et me contenterais de rappeler que – au moins pour ce qui est des animes et des mangas – elles ne sont dans le meilleur des cas que tolérés par leurs ayant droits respectifs, et encore seulement dans un but informatif). D’autre part, c’est aussi l’occasion d’examiner à la fois la logique interne de la représentation du thème de base de l’histoire mais aussi de constater la cohérence sur laquelle repose l’univers d’Akira en dépit d’un sujet de départ pour le moins peu crédible sur le plan scientifique. Finalement, il va de soi que cette partie sera bien sûr abondante en spoilers : vous voilà prévenus …

Quant aux férus de comics qui ne connaissent ni le manga ni le film, ils seront peut-être surpris de voir que cette « psionique » – pour reprendre le terme consacré par des générations de BD de super héros – présente un aspect assez différent de celui auquel ils sont habitués mais tout de même assez proche pour que la parenté paraisse évidente ; je rappelle à ce sujet que le jeune Otomo était très friand de comics (et qu’il l’est probablement toujours quand on sait qu’une de ses dernières œuvres en BD est une aventure de Batman) de sorte qu’on peut raisonnablement supposer qu’il y a trouvé une partie de son inspiration.

Mais une partie seulement.

1) Akira et… Akira :

Si le film reste assez laconique concernant les expériences menées par le gouvernement japonais sur les enfants cobayes plusieurs fois évoqués déjà, le manga renseigne beaucoup mieux le lecteur ; comme pour la partie précédente sur les personnages, la plupart des informations présentées ici sont donc tirées de la narration graphique, et surtout d’un dialogue entre Tetsuo et Lady Miyako – une autre survivante des laboratoires militaires, précisément le n°19 – au cours duquel la vieille femme explique au jeune mutant ce qu’elle sait sur Akira et sur les expériences elles-mêmes.

Celles-ci débutèrent dans les années 60, comme un projet mineur sans même un nom de code et dont le premier objectif était l’analyse et la collecte d’informations. Vers 1970, suite aux découvertes réalisées, on rassembla des cobayes possédant certaines caractéristiques alors qu’un savant spécialiste de la physiologie du système nerveux central, mais très controversé dans les sphères scientifiques, rejoignit le projet ; celui-ci progressa soudain très vite alors que la rumeur circulait que, le premier, ce chercheur osa utiliser des êtres humains comme cobayes. L’expérience consistait à implanter dans le cortex, entre les neurones, de minuscules tubes de verre plus fins que le diamètre des vaisseaux sanguins et remplis d’une solution d’eau salée avant de stimuler ceux-ci à intervalles réguliers par des courants électriques afin de provoquer des mutations de la formule génétique. Ces patients, de jeunes enfants orphelins ou abandonnés, recevaient un nom de code au-delà du numéro 20, une « immatriculation » rare à l’époque et la plupart du temps réservée aux surdoués. Un jour, le n°28 détruisit Tokyo ; les savants furent tués et toutes les archives anéanties ; il n’y avait que quatre survivants, tous des cobayes : Chiyoko, Masaru, Takashi et Akira. À travers les différentes alliances internationales et autres pactes de défense mutuelle signés par les gouvernements, cette oblitération subite et totale provoqua la Troisième Guerre Mondiale qui annihila les principales capitales avant que le monde renaisse enfin de ses cendres. C’est trois ans après que les autorités établirent le lien entre la catastrophe et les expériences, et le gouvernement japonais n’autorisa leur reprise qu’en 2016.

(On ne peut s’empêcher de noter, au passage, que ces expériences sur des enfants sont la représentation évidente d’une civilisation qui sacrifie sa propre progéniture, c’est-à-dire son avenir, ce qui rappelle bien sûr la monarchie japonaise dans les derniers temps de la seconde guerre mondiale quand elle en vint à l’utilisation intensive des kamikazes et des Okas : ainsi, même cet élément du chef-d’œuvre d’Otomo, ingrédient en apparence ultra moderne compte tenu de ses implications techniques et médicales, n’est qu’un autre symbole du contexte de « L’Expérience Originelle ».)

Mais ces détails antérieurs à l’histoire proprement dite n’expliquent pas la nature des pouvoirs d’Akira, ni ce qui l’a amené à les déchaîner. À ce sujet, le film nous renseigne à travers l’explication que Kay fournit à Kanéda : selon elle, Akira aurait réalisé « l’énergie pure ». Kay affirme ensuite que les êtres humains sont dotés d’une énergie qui les rend capables de construire et de créer, tout comme leurs ancêtres dans les différentes phases de l’évolution sur Terre (des amibes jusqu’aux primates) étaient eux aussi dotés d’une énergie semblable, mais à leur propre échelle, forcément de plus en plus primitive et réduite alors qu’on remonte dans le temps. Il s’ensuit une tirade plutôt confuse où elle avance l’idée que si les gènes et les particules possèdent une mémoire, alors celle-ci pourrait très bien conserver le souvenir de la naissance de l’Univers et peut-être même de ce qu’il y avait avant : pour tenter d’éclaircir ce passage, on rappellera que les gènes dont nous sommes tous faits nous sont transmises par nos parents qui les tiennent eux-mêmes des leurs et ainsi de suite, de génération en génération, le long d’une évolution qui trouve ses racines dans la propre matière de notre planète, elle-même issue de la poussière spatiale, c’est-à-dire ces résidus d’étoiles mortes à partir desquels se sont formées les étoiles nouvelles (cette théorie sur la poussière d’étoiles impliquerait que l’Univers « recycle » en quelque sorte, et depuis toujours, sa propre matière – pour créer du neuf avec du vieux en somme, selon le principe comme quoi rien ne se perd et rien ne se crée mais tout se transforme – de sorte que toutes les particules qui existent actuellement, y compris celles dont sont faits nos gènes, remonteraient en fait aux origines de l’Univers lui-même). En dépit de cet exposé un peu ésotérique, elle conclue par une question assez informative quant aux événements de l’histoire : que se passerait-il si le processus d’évolution générait une erreur et qu’une amibe se trouvait dotée de l’énergie d’un être humain ?

La conclusion logique des idées exprimées dans cette scène est que les expériences décrites plus haut ont mis en évidence, au moins indirectement, une sorte d’échelle des consciences dans l’ordre naturel : des organismes les plus simples (cellules et microbes) aux plus complexes (primates et homo sapiens)… et au-delà. Car le discours de Kay indique, en tous cas implicitement, qu’il y a un au-delà de la « condition humaine » sur le plan de l’échelle des consciences, ce qui est d’une part un discours somme toute assez attendu et plus ou moins misanthrope sur la place de l’Homme dans l’Univers, et d’autre part un renseignement précieux quant à la position d’Akira sur cette même échelle : en réalisant l’énergie pure, celui-ci s’est retrouvé dans le cas de l’amibe évoquée ci-dessus, sauf que, étant un être humain, le pouvoir dont il fut doté était par rapport à un homo sapiens celui que serait le pouvoir d’un humain par rapport à une amibe. En d’autres termes, Akira a écopé d’une puissance qu’on peut qualifier de quasi-divine compte tenu de l’écart, sur l’échelle des consciences, qu’on connaît entre la place de l’amibe et celle de l’humain, cette comparaison n’étant de toute évidence qu’une métaphore destinée à nous faire comprendre que le pouvoir d’Akira n’a plus grand-chose à voir avec celui d’un être humain. Quant au « pouvoir », on comprend que ce terme n’est ici qu’une idée qui synthétise l’ensemble des capacités d’un être vivant à exercer une influence sur son milieu, soit l’équation globale de ses qualités intellectuelles et physiques, sans oublier les divergences morales qu’elles impliquent avec les autres consciences nanties d’un pouvoir situé à un autre niveau de la même échelle : par exemple, il va de soi que les chiens ou les chats, qui ne bénéficient que de leurs sens naturels, ne perçoivent pas leur environnement avec le même niveau de profondeur que l’Homme, qui bénéficie en plus de ces mêmes sens de systèmes de communication et d’échanges d’informations internationaux et instantanés grâce auxquels il peut savoir à peu près tout ce qui se passe dans le monde ; il en va de même pour les moyens de déplacement (les simples pattes opposées aux voitures, trains et avions) ou d’apprentissage (l’acquis par l’expérience personnelle opposé au partage du savoir à travers un langage élaboré), et la liste est encore longue…

Il y a donc un pouvoir inhérent à toutes les choses vivantes, mais quelle est sa nature exacte dans le cas d’Akira ? Quelques éléments du film nous renseignent, mais d’une façon fragmentaire qui ne facilite pas la compréhension. Le premier concerne les dires d’un chercheur rapportés au Colonel par le chef actuel du projet, celui responsable des travaux effectués sur Tetsuo : ce jeune chercheur, explique le chef du projet, se demande si les pouvoirs des enfants mutants représentent une forme de l’étape prochaine de l’évolution humaine, et si l’Humanité sera un jour capable de la contrôler ; cette idée ne va pas sans corroborer la tirade de Kay disséquée plus haut et nous assure du même coup que nous sommes sur la bonne piste quant à notre propre interprétation. Plus tard, le chef du projet dit au Colonel que compte tenu des relevés obtenus suite aux conséquences des divers agissements de Tetsuo – ruptures de protons, apparitions de particules jusqu’ici inconnues – l’Humanité pourrait connaître les vérités fondamentales de l’Univers si le projet était mené à son terme ; à nouveau, cette déclaration va dans le sens des explications de Kay mais en précisant le propos : il est ici question, au moins de manière implicite compte tenu des réactions de Tetsuo aux expériences qu’il a subi, qu’un être humain puisse se trouver nanti de la faculté de manipuler les forces essentielles de l’Univers. Enfin, quand ce même scientifique observe ses instruments alors qu’Akira se déchaîne, il compare les données recueillies à celles de la naissance d’un univers : ici, le spectateur un minimum au courant des thèses cosmologiques saisit bien entendu une allusion au Big-bang, une des nombreuses théories expliquant la naissance de l’Univers – encore que le terme de Big-bang lui-même est assez impropre puisque la théorie qu’il désigne affirme seulement que l’Univers était très chaud à un moment donné de son histoire sans préjuger de quelque façon que ce soit de l’existence d’un « instant initial », mais c’est un détail.

L’interprétation de ces divers éléments amène donc à penser que le pouvoir d’Akira se manifeste, entre autres, par l’ouverture de portes à travers l’espace et le temps, à travers la réalité même, vers d’autres univers que l’être humain ne saurait envisager, d’autres continuums qui sont peut-être d’ailleurs la propre fabrication d’Akira. On peut donc en conclure que ce qui l’a poussé à utiliser son pouvoir dans le passé, en 1988, est très probablement la même raison que les événements de 2019 : la venue d’un mutant comme Tetsuo, pour lequel il est impossible de vivre dans notre réalité, cette dimension qui ne peut accueillir un être fait de pure énergie et dont le développement ne connaît pas de limites, certainement au péril de la planète et peut-être de l’Univers entier (ce qui explique d’ailleurs pourquoi Kay parle d’une « erreur de l’évolution » dans son explication à Kanéda, puisque de toute évidence une entité pareille n’a rien à faire dans notre continuum : c’est à nouveau un discours critique envers l’Humanité et ses recherches scientifiques – soit, dans le contexte d’Akira, les expériences menées dans les années 70 – qui produisent parfois des aberrations, un thème très présent dans la culture manga et qui s’explique aisément par ses origines c’est-à-dire cette « Expérience Originelle » due au moins en partie aux horreurs des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki qui ne sont jamais eux-mêmes que d’autres aberrations issues de détournements tragiques de certaines découvertes de la science ; mais cette méfiance du Japon d’aujourd’hui vis-à-vis de la modernité en général est aussi une réminiscence du Japon d’avant-guerre qui, par ce conservatisme inhérent à la plupart des civilisations monarchistes et patriarcales, n’a jamais été très ouvert à la nouveauté de toutes manières, et encore moins quand celle-ci concernait les éléments matériels et technologiques, et surtout si elle venait de l’étranger – mais détailler un tel examen de cet aspect du Japon nécessiterait un dossier à part entière…) ; la démonstration du fait qu’il est impossible pour Tetsuo de vivre dans notre réalité tient dans l’ignoble mutation dont il est victime quand son pouvoir atteint trop vite un niveau de puissance trop grand pour qu’il puisse en garder le contrôle ; la seule solution consiste donc à envoyer Tetsuo ailleurs, dans une autre réalité vide de tout où le mutant-dieu pourra continuer à exister et à se développer jusqu’à l’ultime aboutissement, suivant ce qu’on pourrait comparer à une renaissance.

Car dans Akira, les gens deviennent univers.

Suite du dossier (L’image du surhomme : Akira et Tetsuo)

Sommaire du dossier

Introduction

L’œuvre et son auteur
1) Avant Akira

2) Pendant Akira
3) Après Akira

Une œuvre cyberpunk ?
1) Cyberpunk et science-fiction

2) Cyberpunk et Akira

Les personnages
1) Tetsuo Shima

2) Kanéda Shotaro
3) Kay
4) Le Colonel Shikishima

L’image du surhomme (le présent article)
1) Akira et… Akira (le présent article)
2) Akira et Tetsuo

Conclusion et sources