Akira : 20 ans après (5)

Couverture de Les Mailles du réseauSommaire du dossier

Introduction

L’œuvre et son auteur
1) Avant Akira

2) Pendant Akira
3) Après Akira

Une œuvre cyberpunk ? (le présent article)
1) Cyberpunk et science-fiction (le présent article)
2) Cyberpunk et Akira

Les personnages
1) Tetsuo Shima

2) Kanéda Shotaro
3) Kay
4) Le Colonel Shikishima

L’image du surhomme
1) Akira et… Akira

2) Akira et Tetsuo

Conclusion et sources

Une œuvre cyberpunk ?

Probablement en raison de certains de ses éléments prépondérants (futur proche, milieu urbain étouffant, déshumanisation de la société, expériences scientifiques menées sur des cobayes humains,…), Akira fut vite estampillé « cyberpunk » et placé dans la mouvance d’autres œuvres telles que Blade Runner ou Ghost in the Shell avec lesquelles il ne partage pourtant que quelques idées, et encore juste de façon ponctuelle pour ne pas dire anecdotique ; on peut aussi y voir une de ces manœuvres marketing pour vendre un certain produit à une certaine audience en l’affublant d’une certaine étiquette, au moins pour ce qui est de la promotion de ce manga en Occident. Alors qu’en est-il vraiment des rapports entre l’œuvre d’Otomo et le mouvement cyberpunk ? Pour répondre à cette question, il apparaît nécessaire de revenir dans un premier temps sur la notion de cyberpunk telle qu’elle avait cours à l’époque d’Akira avant d’examiner plus en détail quels sont les points de convergence et de divergence qui unissent et séparent ce manga et ce genre.

Le lecteur profane en la matière s’étonnera peut-être d’apprendre que la science-fiction est en perpétuelle évolution : d’une façon assez semblable à toutes les cultures littéraires et artistiques, celle du manga n’étant pas en reste comme on l’a vu précédemment, la science-fiction a épousé les moindres soubresauts des sociétés où elle s’est répandue pour mieux les représenter et, parfois, de plus en plus souvent d’ailleurs, pour les dénoncer. Après le Frankenstein de Mary Shelley, souvent considéré comme la première œuvre du genre, la science-fiction s’est contentée pendant un temps d’évoquer les fantastiques possibilités que laissaient présager les découvertes scientifiques balbutiantes du XIXe siècle pour narrer des récits de « merveilleux scientifique » (Wells) ou de « voyages extraordinaires » (Vernes), avant de devenir prétexte à toutes sortes d’épopées plus ou moins farfelues sur le plan technique (comme avec E.E. « Doc »Smith et ses space operas démesurés, ou encore Edgar R. Burroughs et son cycle du Guerrier de Mars) pour trouver enfin une première légitimité intellectuelle vers la toute fin des années 30.

Cette époque du genre, qui s’étala sur environ deux décennies et qu’on appela « Âge d’Or », a vu surgir des auteurs préoccupés de vraisemblance scientifique et technique en tâchant de produire des récits crédibles sur ces plans ; on peut citer, parmi beaucoup d’autres, des gens comme Arthur Clarke (qui contribua au scénario de 2001, l’Odyssée de l’Espace) ou Isaac Asimov (qui écrivit le cycle des robots positroniques dont fut tiré le film I, Robot avec Will Smith). Ces écrivains fondèrent la science-fiction moderne, c’est-à-dire celle qui décrit l’impact des avancées scientifiques et techniques sur l’évolution des systèmes sociaux. Très versés dans les domaines des sciences, souvent par leur formation, ces auteurs étaient bien placés pour évoquer ces sujets et les développer dans des fictions qui servaient souvent à illustrer leurs idées techno-scientifiques.

Vinrent les années 60. La science-fiction s’adapta à l’air du temps : en plus de prétendre à une réelle sophistication littéraire, les récits se politisèrent mais accueillirent aussi la musique et la culture rock tout en s’ouvrant aux sciences dites « molles » – telles que la linguistique (Samuel Delany et son Babel 17) et l’ethnologie (Ursula Le Guin avec La Main gauche de la Nuit), entres autres sciences humaines – en opposition aux sciences dites « dures » – comme la physique ou la biologie et autres sciences exactes, ou considérées comme telles et qui dominaient jusque-là dans les récits du genre. La science-fiction avait mûri, était passée de l’exactitude au doute, à la remise en question, bref elle avait évolué pour mieux s’inscrire dans son époque. On appela « New Wave » cette évolution du genre qui succéda à l’ « Âge d’Or ».

Deux autres décennies plus tard, la science-fiction avait encore évolué : c’était l’aube des années 80, le temps des cyberpunks.

1) Cyberpunk et science-fiction :

Cyberpunk, Radical Hard Science Fiction, Techno-Marginaux, Vague des Années 80, Technopunks, Neuromantiques, Néo-Classiques, Clan des Verres-Miroirs,…

Cyberpunk.

De toutes les étiquettes qui fusèrent au début de la décennie 80, c’est celle-ci qui s’imposa pour désigner « le Mouvement » : un groupe de jeunes auteurs ambitieux, la plupart férus de science-fiction dans sa forme littéraire dès leur jeune âge, qui échangeaient à travers leurs courriers, et depuis plusieurs années déjà, des manuscrits et des idées mais aussi des louanges et des critiques. Des auteurs dont certains sont devenus célèbres bien au-delà des frontières de la science-fiction (comme William Gibson, auteur de Neuromancien, œuvre-phare du genre cyberpunk mais aussi bible des hackers), et qui s’étaient découvert des goûts, des idées, des thèmes et des symboles communs ; bref une appréciation du réel qui les amena à créer une nouvelle forme de science-fiction.

À l’époque, ce « Mouvement » nous entraînait dans un monde étrange, car fait des intégrations les plus inattendues, les plus choquantes, où les gens n’avaient plus rien de normal. Le terme « cyberpunk » lui-même reflétait cette doctrine de l’intégration, de la juxtaposition de concepts sans aucun rapport les uns avec les autres, voire parfois antagonistes ; né de la plume de Bruce Bethke – un auteur dont l’œuvre ne propose pas grand-chose d’autre de mémorable à ma connaissance – qui avait donné ce titre à une de ses nouvelles parue en 1983, il fut officiellement adopté en 1984 par Gardner Dozois, un ponte US de la science-fiction, dans la revue Asimov’s Science-Fiction Magazine pour désigner ce nouveau courant de la science-fiction littéraire qu’il avait d’abord appelé « Punk SF ». Car le « Mouvement » avait pour credo de mélanger technologies de pointe et underground pop. Si le mot « cyberpunk » est maintenant bien connu, à la limite du langage courant, son sens est plus subtil qu’il y parait au premier abord.

« Cyber » évoque bien sûr la cybernétique, cette science constituée par l’ensemble des théories relatives au contrôle, à la régulation et à la communication dans l’être vivant et la machine, dixit le Petit Robert 2007, ou encore « l’art de gouverner » selon les sources. Ainsi, c’est l’ensemble des nouvelles technologies, du vivant comme de l’inerte, qui se trouvent représentées dans le « Mouvement » : informatique et réseaux, mais aussi urbanisme et manipulations génétiques, entre autres.

Le terme « punk » est par contre plus insidieux. Il évoque bien entendu le mouvement juvénile de contre-culture qui s’est développé dans la seconde moitié des années 70 sur les pas des beatniks, en se basant sur une révolte systématique contre les valeurs établies à travers une expression brute – voire brutale – et spontanée privilégiant toutes les formes de création. Associé au nihilisme, au dadaïsme, à l’anarchisme et au mouvement alternatif, le punk avait pour but de faire table rase du passé et de renouveler à la fois la musique en particulier et la culture en général à travers entre autres l’utilisation de son propre corps comme moyen d’expression, par les coupes et/ou les teintes de cheveux mais aussi les tatouages ou les piercings voire tout simplement les vêtements, et de préférence de manière provocatrice ; car les punks considéraient les nouvelles technologies, et surtout si elles étaient associées à l’informatique, comme une source d’aliénation : c’est donc leur absence totale d’espoir dans le futur de l’humanité qui explique leur fameuse expression « no future! ». Plus prosaïquement, Virginie Despentes écrit dans son roman Bye Bye Blondie : « Le punk rock était le premier constat de l’échec du monde d’après-guerre, dénonciation de son hypocrisie, de son incapacité à confronter ses vieux démons. » À partir de là, tout et surtout n’importe quoi est permis : le mouvement punk est donc extrême par essence, ce qui en dit long sur les auteurs cyberpunks.

Mais « punk » signifie aussi, et littéralement en anglais dans le texte, « débutant » ou « novice », voire « sans valeur » ou encore « déchet », autant de termes qui conviennent aussi très bien aux cyberpunks : le sens premier correspond à la nouveauté du « Mouvement » dans la sphère science-fiction, avec tout ce que ça implique d’innovation dans les modes de pensée et donc de méthode de création, et le second à ce qui deviendra sa marque de fabrique dans son credo du produit technologique comme objet si banal qu’il en devient jetable – et ce n’est pas un hasard si l’industrie des années 80 a développé cette philosophie du jetable où on ne répare plus les appareils en panne pour se contenter de les remplacer – un objet technologique qui perd ainsi toute notion de sacralité ou d’exclusivité comme c’était le cas auparavant, à l’époque où sciences et technologies étaient les domaines de privilégiés opérant dans les hautes sphères techniciennes alors que les autres n’y comprenaient pas grand-chose, au mieux, ou n’y avaient qu’un accès restreint, au pire. Cette subtilité dans la définition du mot « punk » souligne un point de divergence fondamental entre le mouvement punk et les cyberpunks : au contraire des premiers, ces derniers considéraient les nouvelles technologies comme libératrices, comme un espoir de transformation des rapports sociaux à travers une assimilation complète du produit technologique mais dénué de toute forme de méfiance réactionnaire ou de sacralisation ignorante.

Le « Mouvement (cyberpunk) » se voulait donc postmoderne, à la fois dans le fond et dans la forme, par la synthèse qu’il faisait des courants de la science-fiction qui le précédaient et leur (sur)exploitation au sein d’un même récit. Dans « Les Neuromantiques », un article pour Asimov’s Science-Fiction Magazine, l’écrivain de science-fiction Norman Spinrad explique : « Gibson écrit de la hard science. Mais il ne l’écrit pas comme Heinlein ou Poul (William) Anderson ou Hal Clement, même pas comme Gregory Benford. En termes de style, de philosophie, d’esthétique et de l’état d’esprit de son protagoniste, Gibson est plutôt cousin d’Ellison, de William Burroughs. (…) Neuromancien réalise l’apparente contradiction d’un roman de hard science New Wave. Neuromantique. Neuro/mantique. Mais aussi néo-romantique. » Si les cyberpunks revenaient aux racines de la science-fiction – soient la science et la technologie, ces éléments sans lesquels la science-fiction n’est pas de la science-fiction, cette rigueur d’écriture symbole de l’Âge d’Or des années 40 qui fut remise en question par la New Wave des années 60 qui voulait une science-fiction plus rurale, plus romantique, antiscientifique et antitechnologique en un mouvement de protestation contre cette Hard Science qui pourtant donna aux genre ses premières lettres de noblesse – si les cyberpunks revenaient donc aux sources et réactualisaient cette Hard Science de papy en utilisant les technologies de pointe les plus poussées (informatique, bionique, génétique,…), ils proposaient aussi un état du monde et des personnages aux caractéristiques proches de cette New Wave contestataire et politisée du temps de papa (dérèglement climatique, surpopulation urbaine, effondrement des valeurs morales, héros banal perdu dans la masse, univers intérieurs,…).

Ainsi, le genre cyberpunk présentait un univers crépitant et précipité, saturé d’acides, ivre de cachetons, bariolé de transistors et de rebuts technologiques, où les ados se font greffer des yeux artificiels et des crocs de doberman, où les hackers pillent les matrices et les banques de données avec leurs virus programmés sur mesure, et où tout se vend, des secrets militaires aux périphériques informatiques, des hallucinations aux gênes mutants, de l’espoir à l’oubli. « Vivre vite, mourir jeune (et faire un beau cadavre) » sous le joug des « zaibatsu », ces corporations et multinationales qui, du haut de leurs tours d’ivoire inaccessibles aux déchets rampants des rues, ordonnent le moindre souffle de ce monde fou, hystérique et chromé. Le cyberpunk, c’était la vision électronique d‘un monde fulgurant, angoissé et camé, noyé dans les interfaces, les transistors et les fibres optiques qui s’insinuent dans la vie de tous les jours (PC, baladeurs, portables,…) puis dans le corps (membres artificiels, implants, altérations génétiques,…) et enfin dans le cerveau (interfaces homme/machine, intelligences artificielles, neurochimie,…). Les cyberpunks étonnaient à chaque page en poussant le lecteur dans un monde bizarre, parfois surréel, peut-être merveilleux, au moins pour certains, et où l’impossible devenait quotidien. Cette Troisième Vague, comme on l’appela aussi, est vite devenue une sorte de réforme plus qu’un nouveau courant : moins timide que son père spirituel, la Hard Science, mais plus en prise avec le réel que son inspirateur direct, la New Wave, il a poursuivi son chemin dans les sentiers délaissés par ses ancêtres pour aller toujours plus loin, toujours plus vite, jusqu’à la limite et souvent au-delà. Et ça marchait : déjà, on y croyait à ces membres artificiels palliant aux handicaps, à ces terminaux contrôlés en ligne directe par la pensée, à ces puces implantées dans le cortex pour augmenter le savoir et ces processeurs greffés sur le corps pour améliorer les réflexes ; mais aussi à ces pluies acides résidus d’une industrie folle, à ces zoos des espèces disparues reproduites par clonage, à ces virus artificiels capables de génocides et ces manipulations génétiques capables de triompher des pires anormalités ; ou encore à ces casses du hardware, à ces cyberespaces terres de liberté virtuelle et à ces multinationales marchandes de plaisir et symboles de terreurs…

Et à voir le monde présent, on n’a pas eu vraiment tort d’y croire.

Mais plus que tout, les cyberpunks ont réussi à créer une science-fiction populaire, à l’image de ses racines underground : si jadis sciences et technologies étaient les secrets de magiciens qui animaient les électrons et brisaient les atomes, le « Mouvement » fit surgir la science-fiction du moindre coin de rue, dans les PC, les balances électroniques, les chaînes hi-fi laser et les vidéodisques, la télévision et les magnétoscopes. Si les cyberpunks dérangeaient, c’était par leur proximité, leur crédibilité : les croiseurs interstellaires déchirant l’hyperespace en un faisceau de tachyons avaient laissé la place au téléphone répondeur sur la table de l’entrée.

Un impact d’autant plus important que le héros même du récit avait changé de visage : le génie scientifique bardé de diplômes et au langage toujours un peu obscur avait laissé la place à l’homme de tous les jours avare de phrases sophistiquées ; ou encore l’homme de la rue, de toutes les rues, de toutes les races, de toutes les religions, celui qui évolue dans cette zone tampon entre drogues synthétiques et gadgets informatiques, entre le dealer du quartier et le magasin Dell de la rue voisine. Hybrides, les cyberpunks hantaient ces zones intermédiaires où, pour reprendre les mots de William Gibson, « la rue utilise les choses à sa façon » : des produits courants de l’industrie comme les bombes de peinture ou les tourne-disques assemblés en tables de mixage servaient à tagger ou à raper et les cyberpunks faisaient de même ; comme beaucoup de courants artistiques de leur époque, ils mixaient, détournaient, recyclaient,… Les années 80 furent une période de constante réévaluation, d’intégration, d’hybridation, de sophistication, de réactualisation dont le « Mouvement » a bien sûr hérité en son temps, avec une ferveur et une avidité à la fois rares mais aussi extrêmement fécondes.

Et Akira est lui aussi un produit des années 80.

Suite du dossier (Une œuvre cyberpunk ? : Cyberpunk et Akira)

Sommaire du dossier

Introduction

L’œuvre et son auteur
1) Avant Akira

2) Pendant Akira
3) Après Akira

Une œuvre cyberpunk ? (le présent article)
1) Cyberpunk et science-fiction (le présent article)
2) Cyberpunk et Akira

Les personnages
1) Tetsuo Shima

2) Kanéda Shotaro
3) Kay
4) Le Colonel Shikishima

L’image du surhomme
1) Akira et… Akira

2) Akira et Tetsuo

Conclusion et sources