Akira : 20 ans après (10)

Screenshot du film AkiraSommaire du dossier

Introduction

L’œuvre et son auteur
1) Avant Akira

2) Pendant Akira
3) Après Akira

Une œuvre cyberpunk ?
1) Cyberpunk et science-fiction

2) Cyberpunk et Akira

Les personnages
1) Tetsuo Shima

2) Kanéda Shotaro
3) Kay
4) Le Colonel Shikishima (le présent article)

L’image du surhomme
1) Akira et… Akira

2) Akira et Tetsuo

Conclusion et sources

4) Le Colonel Shikishima :

C’est certainement le personnage le plus mystérieux de l’histoire : on ignore tout de lui, de sa vie, de ce qui l’a amené là. Les impressions qui s’en dégagent sont celles de la force et du pouvoir. La première est due à son physique : avoisinant les deux mètres, il doit bien peser une centaine de kilos, ce qui calme tout de même correctement. Quant à la seconde, si l’expression de son visage est souvent difficile à déchiffrer – comme la plupart des militaires dans l’exercice de leur fonction, il ne laisse pas, ou très peu, transparaître ses émotions – et s’il ne parle pas beaucoup, il se fait néanmoins respecter et obéir aveuglément par ses hommes. À première vue, tout ça est plutôt cliché : creusons un peu…

On a assez vite l’occasion de voir que ce personnage est plutôt étrange et ses motivations plus que déconcertantes ; quand le responsable des recherches sur les enfants mutants déclare qu’il s’étonne de voir le Colonel éprouver encore des sentiments pour cette métropole pourrie qu’est devenue Neo-Tokyo, ce dernier lui répond que c’est le devoir du soldat, avant de conclure par : « Un scientifique ne peut pas comprendre. » Le Colonel Shikishima représente donc l’esprit martial du Japon, une valeur qui a eu une très nette tendance à disparaître depuis la Seconde Guerre Mondiale pour les raisons décrites dans la biographie d’Otomo : élevée au rang d’Art, la guerre a toujours été le point fort du Japon, jusqu’au désarmement consécutif à l’occupation américaine d’après la défaite. Au premier abord, ce personnage semble donc vouloir « rappeler à l’ordre » le Japon qui a oublié sa fierté face  aux conquérants US : il représente cette force calme et apparemment endormie qui a pourtant un impact foudroyant quand elle se réveille – la meilleure démonstration en étant le coup d’état qu’il mène sans sourciller afin de reprendre la situation en main alors que les sbires de Nézu tentent de retourner les événements en leur faveur pendant que Tetsuo se déchaîne dans les rues de Neo-Tokyo : passage qui rappelle inévitablement une action similaire de la part de certains généraux de l’armée impériale japonaise quand ils apprirent que l’empereur Hirohito avait décidé de capituler suite aux bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki.

En dépit de son goût pour la manière forte, le Colonel reste le personnage le moins égocentrique de l’histoire (dans le manga, il n’hésite pas à se sacrifier en déclenchant un tir de la station orbitale SOL sur Tetsuo alors que lui-même se trouve dans l’aire d’effet du canon laser) car il fait toujours passer ses intérêts après ceux du peuple ; il ne symbolise donc pas l’armée comme une nouvelle force indépendante, mais l’armée comme le protecteur légitime du peuple qui l’a engendré, c’est-à-dire le guerrier au sens traditionnel du terme tel qu’on le trouvait souvent dans les civilisations antiques où des armées étaient parfois « louées » par des cités, non en vue d’une expansion mais pour la seule protection. Il pousse ce principe à l’extrême, notamment à travers le coup d’état, pour protéger le peuple malgré lui : même si ce dernier refuse de comprendre et d’accepter qu’il est en danger, c’est le devoir du soldat de le sauver et il doit accomplir son devoir coûte que coûte.

Le Colonel est donc par essence une image des temps anciens, de cette époque où la force du Japon se concrétisait à travers la force brute du militarisme, c’est-à-dire une image forcément anachronique dans ce Neo-Tokyo de 2019 qui, on l’a démontré précédemment, n’est qu’une allégorie du Tokyo d’après-guerre, donc du Japon qui « a perdu la guerre mais gagné la paix », pour reprendre l’expression chère aux historiens, en détournant en quelque sorte sa puissance militaire vers le développement économique. Ainsi, au contraire des militaires yankees dans la narration graphique – qui attaquent de face un ennemi qui pourrait les balayer rien qu’en les regardant – le Colonel choisit la voie la plus directe et la plus efficace – même si elle est un peu retorse, mais sur le champ de bataille seul compte le résultat après tout –  et utilise le satellite de défense SOL pour taper le plus vite et le plus fort possible ; malheureusement, le pouvoir de Tetsuo est déjà bien trop grand, même pour la formidable puissance de destruction que représente SOL. Pourtant, cet échec ne dissuadera pas le Colonel de continuer la lutte, quitte à aller lui-même chercher Tetsuo dans le chantier du stade olympique avec un simple pistolet pour seule arme afin de le ramener au laboratoire, une autre tentative qui échouera elle aussi d’ailleurs…

Le Colonel Shikishima symbolise donc la faillite du Japon d’avant-guerre, soit un système monarchiste et militariste comme on l’a déjà vu, et représente ainsi son esprit foncièrement patriarcal et réactionnaire : la méfiance du Colonel vis-à-vis du traitement que les chercheurs du laboratoire projettent d’appliquer à Tetsuo, mais aussi ses regrets pour les exploits passés de son pays, ainsi que son mépris pour le « dépotoir » qu’est devenu Neo-Tokyo, ou encore sa préférence affichée pour l’autorité et l’usage de la force en sont la parfaite démonstration. Il est l’incarnation des certitudes psychorigides du Japon traditionnel mais aussi de leur échec et de la nécessité absolue pour celles-ci de disparaître au profit d’autres, nouvelles, et donc en meilleure prise avec leur temps. En dépit de son apparence au premier abord manichéenne et clichée, c’est un personnage fondamental de l’histoire d’Akira sur le plan symbolique et qui en fait une œuvre résolument antimilitariste à l’instar de la plupart des productions locales.

On le voit clairement, les principaux personnages d’Akira, s’ils semblent d’abord assez simples, sont plus profonds que ce qu’un examen superficiel peut le laisser penser, que ce soit par leur complexité psychologique (Tetsuo), leur évolution au long de l’histoire (Kanéda), leur ambivalence (Kay) ou leur symbolisme (le Colonel Shikishima). C’est aussi cet ensemble de représentations et de sens qui explique le succès d’Akira, à la fois dans l’archipel – car ils représentent chacun plusieurs des facettes principales du Japon – mais aussi dans le reste du monde – car ils évoquent tous différents archétypes dans lesquels la plupart des lecteurs se retrouvent. Cette technique du patchwork est un élément prépondérant de la « recette manga » qui explique d’ailleurs, au moins en partie, la popularité du genre dans tous les pays où il est exporté.

On ne peut pas boucler cette partie sans évoquer un élément qui reste peut-être inaperçu, même pour le fan averti : la clé dissimulée sous les noms des personnages. Le numéro 28 tatoué dans la paume d’Akira nous met sur la piste et les noms de Kanéda Shotaro et du Colonel Shikishima confirment l’impression : tous ces détails sont des références évidentes au manga Tetsujin 28 de Mitsuteru Yokoyama, le premier à mettre en scène dés 1956 un de ces robots géants – un « mecha », même si le terme viendra plus tard – qui gardent toujours maintenant une place essentielle dans les productions japonaises : si Kanéda Shotaro n’est qu’une simple interversion de Shotaro Kanéda, le nom du jeune héros de l’histoire qui commande Tetsujin 28 à l’aide d’un boîtier, le Colonel Shikishima de son côté reprend le nom du docteur Shikishima, le patron des industries éponymes qui servent de hangar à Tetsujin 28 quand il n’est pas lancé à la poursuite des criminels et où il se fait réparer après ses aventures musclées. Si Otomo n’a peut-être pas lu le manga, il connaît certainement l’adaptation animée de 1963 et il semble évident en lisant ce qui précède que cette production ne l’a pas laissé indifférent. On peut supposer que cet « homme de fer » – c’est la traduction littérale du mot tetsujin –, géant de surcroît, lui a probablement évoqué une image du surhomme.

Bien que la symbolique de Tetsujin 28 ne me semble pas être vraiment celle-ci – et je ne peux pas reprocher au jeune Otomo de l’avoir perçue de cette manière, d’autant plus que l’idée reste très répandue encore de nos jours – ça arrange bien mes affaire car le chapitre suivant sera consacré à la représentation du surhumain dans Akira.

Suite du dossier (L’image du surhomme : Akira et… Akira)

Sommaire du dossier

Introduction

L’œuvre et son auteur
1) Avant Akira

2) Pendant Akira
3) Après Akira

Une œuvre cyberpunk ?
1) Cyberpunk et science-fiction

2) Cyberpunk et Akira

Les personnages
1) Tetsuo Shima

2) Kanéda Shotaro
3) Kay
4) Le Colonel Shikishima (le présent article)

L’image du surhomme
1) Akira et… Akira

2) Akira et Tetsuo

Conclusion et sources